Depuis son arrivée à la tête de l’Opéra de Lorraine, Matthieu Dussoulliez s’attache à faire redécouvrir des œuvres méconnues et présenter au public nancéen des propositions qui sortent de sentiers battus. L’ouverture de sa première saison avec un Sigurd de Reyer, en version de concert, pour le centenaire de la reconstruction du bâtiment de la place Stanislas ou encore la création française de Manru de Paderewski, récompensée par le Grand Prix du Syndicat de la Critique en 2023, en témoignent. L’ouverture de la saison 2024-2025, placée sous la thématique de la transgression, le confirme, avec un triptyque intitulé Héroïne, aussi inattendu que cohérent, confié à Anthony Almeida, un jeune metteur en scène repéré par Opera Europa, l’organisation fédérant les théâtres lyriques européens.
Sancta Susanna décrit le sulfureux réveil de la sensualité chez une religieuse, répétant quarante ans après le geste d’une autre nonne qui, dans un élan jugé satanique, embrassa nu le Christ sur la croix. Très ramassée, avec une durée de moins d’une bonne vingtaine de minutes, l’oeuvre de Hindemith avait fait scandale à sa création à Francfort en 1922. Opus le plus long du spectacle, Le Château de Barbe-Bleue de Bartok revisite le conte de Perrault où Judith transgresse le silence et l’obscurité imposés par son époux dans sa demeure. Quant à la Danse des morts de Honneger, cette cantate-oratorio soutient la parole incantatoire de Claudel inspirée par La Bible, qui fait des trépassés des revenants comme les autres au milieu des vivants, en une singulière ferveur rituelle.
Dessiné par Basia Binkowska, le minimaliste parallélopipède anthracite condense d’emblée l’enfermement du couvent comme celui de la demeure de Barbe-Bleue, l’un et l’autre verrouillés par les secrets et les interdits. L’immobilité du dispositif dans le Hindemith fait converger l’attention sur la tension du désir bourgeonnant dans la nuit du printemps. D’une efficacité quasi littérale, la raie de lumière qui scande la condamnation finale de Susanna conclut une lecture fidèle, sans servilité, à ce drame iconoclaste. La sobriété expressive des éclairages calibrés par Franck Evin se confirme dans le Bartok, qui, avec le même décor, prolonge, sous une facette complémentaire, l’exploration de l’enfermement et de l’attraction magnétique exercée par le balancement entre le dehors et le dedans. Le prologue parlé du Château de Barbe-Bleue est déclamé par une jeune chanteuse du Conservatoire Régional du Grand Nancy au début de Sancta Susanna, reforçant la continuité entre les deux pièces. Si la rotation constante du plateau dans le Bartok tend à certaine uniformisation qui atténue la plasticité du drame, les deux mains de Barbe-Bleue forment, sur les deux accords plongeant vers le silence et le mystère, une image saisissante qui aurait été encore magnifiée par un fondu au noir en même temps que l’évanouissement de la musique.
Une Judith saisissante
La force de ce spectacle aux limites du dénuement est portée par un remarquable engagement des interprètes, en particulier Rosie Aldridge, Klementia fébrile dans le Hindemith qui révèle toute l’étendue de ses moyens dans une incarnation exemplaire de Judith. Face au Barbe-Bleue à la fois robuste et sensible de Joshua Bloom, la mezzo module la plénitude de son timbre pour ciseler toute la complexité des sentiments éprouvée par le personnage dans sa quête de lumière et de savoir. La Sancta Susanna campée par Anaïk Morel fait également valoir un engagement remarquable, avec des accents expressifs, sombres dans l’ourdissement de la tentation avant l’éclat du délire. Les répliques de la servante et du valet, confiées à Apolline Raï-Westphal et Yannis François, et l’intervention du choeur des religieuses forment, avec la direction de Sora Elisabeth Lee, d’une souplesse nimbée de ténèbres qui donne toute sa mesure dans Bartok, un écrin efficace et soigné.
Après l’entracte, le dernier ouvrage du trityque, la Danse des morts fait sortir de la claustration pour cette surprenante parabole qui fait se succéder en à peine une demi-heure plusieurs genres musicaux sur espace réinventant d’une certaine manière l’esthétique des tréteaux. Dans l’esprit du trityque articulé autour des figures féminines, le récit qui fut en son temps incarné par Jean-Louis Barrault, est confié à une comédienne, Claire Wauthion, dont a déclamation vibrante ne cède pas à la grandoliquence dans laquelle pourrait verser le texte. La puissance de la fosse, avec des rythmes et des couleurs orchestraux mis en avant par la cheffe coréenne, s’accorde avec la ferveur des quatre solistes de la soirée et des choeurs, qui, préparés par Guillaume Fauchère, composent avec cette rare page d’Honegger un finale de belle allure à un spectacle tenant du pari.
Gilles Charlassier
Héroïne, Opéra national de Lorraine, Nancy, du 6 au 12 octobre 2024