Depuis 2009 sur les terres les plus proches des côtes anglaises, Hardelot célèbre en musique l’amitié franco-britannique scellée en 1904 par le Traité de l’Entente cordiale après des siècles de rivalité entre les deux pays. Si le Midsummer Festival a d’abord été imaginé pour faire (re)découvrir au public du Pas-de-Calais – et d’ailleurs – le répertoire de ce voisin pourtant si méconnu, avec un accent particulier sur le Baroque, l’édition 2024 s’ouvre avec un des plus grands archétypes de l’opéra français, sinon du genre opéra tout court : Carmen de Bizet.
Mais la proposition de Jeanne Desoubeaux ne cède pas à la tradition, qu’elle bouscule au contraire. Avec son concept d’opéra paysage itinérant avec un espace scénique mobile et à chaque fois adapté aux lieux où il est donné, le spectacle, créé au Festival Bruit au Théâtre de l’Aquarium l’année dernière, condense et revisite l’ouvrage et la destinée de l’héroïne à l’aune des enjeux contemporains. L’entrée en matière avec le duo formé par Pauline Leroy et Agathe Peyrat, Mercédès et Frasquita, prend des allures militantes par le cours d’auto-défense destinée aux femmes subissant les agressions des hommes. Sur le fil entre l’outrance et le message social, le propos ne se départ jamais d’une écriture authentiquement théâtrale où l’humeur affleure jusque dans son ambiguïté déclenchant des rires de connivence ou d’interrogation peut-être gênée sur ses propres errements ou maladresses – le public est constitué des deux sexes.
L’urgence hors-cadres de Carmen
Jouée par des musiciens-comédiens, l’adaptation de la partition ne tarde pas à s’affirmer comme la colonne vertébrale de cette relecture où, avec très peu d’accessoires et un jeu d’acteur versatile, le contrat de crédibilité théâtrale est réduit à sa plus simple expression. Les premières péripéties de Carmen, admirablement incarnée par Anaïs Bertrand avec un chant qui fait affleurer la richesse psychologique du personnage, se déroulent dans la cour du château : l’arrivée de Micaëla avant la relève de la garde puis la révolte des cigarières, où Don José fera la rencontre de la bohémienne fatale. Au son de la clarinette et quelques fifres, l’auditoire est conduit dans l’antre de la gouailleuse Lilas Pastia campée par la metteure en scène, taverne plus crédible que nature sur un terrain nu dans une ambiance mi-fête gitane avec percussions, mi-opéra participatif. C’est là que se déliteront les amours de Carmen et José – avec quelques menues permutations de séquences de l’opéra qui ne heurtent en rien le rythme dramatique à la fois fidèle et original du spectacle – et qu’apparaît l’Escamillo nuancé de Jean-Christophe Lanièce, dans une combinaison d’athlète sans pudique timidité. L’immixion de la fiction et du réel se poursuit avec la distribution de cartes qui déterminent l’emplacement des spectateurs dans le théâtre élisabéthain, arène maculée du sang de la corrida où se nouera le drame, l’acharnement meurtrier ne se résumant pas à un coup de couteau. Portée également par le Don José à fleur de peau de Kaelig Boché, cette adaptation de Carmen qui dissout la césure entre scène et public réussit, sans céder à la facilité du fait divers, le pari de redonner toute sa puissance et sa crudité cathartiques à cette histoire archétypale.
Esprit de famille
Le soliste en alternance de la distribution, Martial Pauliat, joue d’un autre brouillage de genres avec son travestissement de Romy Pétale. Dans cet after façon cabaret queer, le soliste réinvente des tubes de variétés qu’il mêle avec des évocations médiévales et Renaissance – son cœur de répertoire avec ses complices du Trio Humana. Sous les lumières tamisées par Thomas Coux, le seul en scène également réglé par Jeanne Desoubeaux fusionne le rire et l’émotion musicale, dans l’invocation à Machaut ou encore la réécriture sous Lexomil de Claude François et ses sirènes du phare d’Alexandrie. L’esprit de famille – ou de mini-troupe – à Hardelot s’illustre encore dans les classiques des Beatles revisités par Agathe Peyrat, Frasquita dans Carmen, aux côtés de Pierre Cussac au chant et à l’accordéon avec lequel elle forme le duo Ma P’tite Chanson. Au-delà des mélodies bien connues, on ne boude pas son plaisir devant des paraphrases qui dévient vers des grands pages comme le Boléro de Ravel.
Mentionnons enfin, dans un registre plus habituel pour un festival classique, le concert de l’Ensemble Masques, dirigé par Olivier Fortin. Dans l’écrin du théâtre élisabéthain, le semi-opéra de Haendel Acis et Galatée séduit par une inspiration pastorale réduite à sa quintessence. Du quatuor de solistes se détachent le couple d’amants interprétés avec un sentiment équilibré par Rachel Redmond et Hugo Hymas, face au Polyphème menaçant de Tomas Kral et le Damon plus léger de Philippe Gagné. Une jolie soirée en contrepoint d’un week-end qui sort des sentiers battus.
Par Gilles Charlassier
Festival de Hardelot, juin 2024, spectacles des 21 et 22 juin 2024