Présentée à Gand, puis Anvers, pour la réouverture des salles au public après la crise sanitaire, la redécouverte du Lac d’argent de Weill dans la mise en scène déjantée d’Ersan Mondtag avait soufflé comme une bouffée de satire et d’invention après la mise sous cloche des peuples – sinon des débats – pendant le bâillon pandémique. Un travail salutaire qui avait été récompensé en 2022 par le Prix de la meilleure coproduction en régions et en Europe du Syndicat de la Critique. Alors conçu à destination d’un auditoire flamand, le spectacle allait nécessairement subir quelques retouches francophones pour sa reprise à Nancy au printemps 2024 – réalisée par Fanny Gilbert-Collet. C’est peu dire que l’on était impatient de retrouver l’électricité d’une relecture corrosive à la fois contemporaine et fidèle à l’esprit de Weill et Kaiser – dans la lignée de la critique marxiste de Brecht. Trop peut-être.
Irrévérence et cabotinage
Bien sûr, la scénographie n’a pas changé. La dystopie politique et écologique calée en 2033 au centenaire de la création du Lac d’argent – simultanée dans plusieurs théâtres allemands et interdite à la seizième représentation – mêle les menaces de censure des nouveaux fascismes, obligeant les producteurs de ce Silbersee 2033 à se chamailler entre courage et démission intellectuelle, et les dommages tératogènes d’un empoisonnement des écosystèmes – qui peut faire songer à la situation de Flint dans le Michigan et a rencontré, avec les mutants génétiquement modifiés, un écho particulier dans le contexte du covid, aujourd’hui émoussé. A cent ans d’écart, l’acuité de la critique du consumérisme qui préfère à la fois gaspiller, laisser mourir de faim les pauvres et condamner le moindre larcin n’a pas pris une ride, mais l’irruption du conflit israélo-palestinien dans l’intervention de la police actualise l’irrévérence du livret d’une manière qui aurait pu être recalibrée à l’aune de la saturation géopolitique actuelle – même si les costumes de Josa Marx, ici plus proches de Star Wars, évitent les amalgames trop rapides. Plus comédie parlée que partition lyrique, le deuxième acte, dans le décor délirant – un peu à l’étroit sur le plateau nancéen – du château d’Olim, parodie gothique où l’on reconnaît quelques vitraux un peu sacrilège vus déjà dans Le Forgeron de Gand et peuplée de momies statufiées géantes mettant en regard les martyrs du Christ et de Saint-Sébastien, entourés de figures à demi-cryptées qui rappellent deux des noms du triumvirat des chambellans de Turandot ou un encodage pastiche Royal Israéli Air Force, assume un anachronisme Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ dans lequel Benny Claessens se livre à un cabotinage sans limite que l’exotisme guttural du flamand ne sauve plus tout à fait. Faut-il que la dissipation de l’effet de surprise et de la découverte ne laisse plus que la lassitude devant les outrances, même dans le glissement vers la romance unissant Olim en latex noir et Séverin tout en rose revêtu ?
Dans un plateau renouvelé par rapport aux représentations à Gand et Anvers, les interprètes ne manquent pas d’engagement, à commencer par le Séverin à la voix polymorphe de Joël Terrin. Doublée par la comédienne Anne-Elodie Sorlin, Ava Dodd se glisse dans la soumission de Fennimore devant la Madame von Luber très vocale de Nicola Beller Carbone. James Kryshak retrouve les rôles sournois de l’agent de la loterie et du baron Laur qu’il avait déjà incarnés il y a trois ans. Préparé par Guillaume Fauchère, le Choeur de l’Opéra national de Lorraine complète les interventions secondaires et d’ensemble, sous la baguette alerte de Gaetano Lo Coco, qui accompagne le foisonnement d’une partition à la fois éclectique et personnelle, faite de contrastes, qui n’entend pas laisser l’attention du public à la sédation digestive.
Une saison protéiforme et audacieuse
Quelque soient les impressions parfois clivantes que peuvent susciter ce Lac d’argent, il témoigne de manière incontestable de l’élan de la politique artistique de Matthieu Dussouillez à l’Opéra national de Lorraine, qui n’hésite pas à défendre des ouvrages rares et des programmes qui sortent des sentiers battus. L’ouverture de la prochaine saison l’illustre avec un triptyque autour du Château de Barbe-Bleue de Bartok, avec le coup de poing Sancta Susanna de Hindemith et la méconnue Danse des morts de Honegger, confié à un jeune metteur en scène britannique lauréat du European Opera-directing Prize, Anthony Almeida, et dirigé par une cheffe désormais bien repérée, Sora Elisabeth Lee. Après une Cerenentola mise en scène par Fabrice Murgia – qui avait signé la production du Palais enchanté ici même à Nancy, après avoir été donné à huis clos à Dijon lors de la pandémie –, ce goût de la découverte et de la mosaïque musicale se confirmera en janvier avec L’Amour à mort, spectacle autour du Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi composé par Leonardo Garcia Alarcon, l’un des meilleurs tenants actuels du renouvellement du répertoire baroque. Jean-Yves Ruf mettra en scène cette coproduction avec la Cité Bleue de Genève où elle sera créé en mai 2024.
L’habile alternance entre classiques du répertoire et création s’affirmera pendant le printemps. Marta Gardolinska, qui vient d’être prolongée à la direction musicale de l’Opéra national de Lorraine, dirigera en début mars Eugène Onéguine, dans un spectacle de Julien Chavaz, directeur du Théâtre de Magdebourg : une dynamique de coproduction au niveau européen qui rejoint celle au niveau national avec la reprise en avril de l’Elixir d’amour de David Lescot, vu à Nantes, Angers et Rennes en 2023. Avec Chloé Dufresne à la baguette, c’est aussi un soutien inconditionnel à la reconnaissance des talents féminins à la direction orchestrale, auquel répond celui envers les compositrices. Début avril, Nancy présente la commande conjointe avec l’Opéra de Lyon et le TNP de Villeurbanne – où elle sera donnée en première mondiale en mars – passée à Diana Soh, L’Avenir nous le dira. La saison se refermera sur une autre création qui renouvelle le genre lyrique à la croisée de l’écriture musicale et théâtrale : Nox #3 : Les Incrédules de Florent Hubert et Antonin Tri-Hoang, mis en scène par Samuel Achache et Sarah Le Picard.
Gilles Charlassier
Le Lac d’argent, Opéra national de Lorraine, avril 2024