Pour le mois des cotillons de Noël, le Théâtre de la Monnaie remet à l’affiche la production de Dmitri Tcherniakov des Contes du tsar Saltan créée en 2019, et qui avait permis de redécouvrir cet opus de Rimski-Korsakov – compositeur qu’il avait déjà contribué à remettre en avant sur les scènes occidentales, avec entre autres La légende de la ville invisible de Kitège, La fiancée du tsar ou La fille de neige.
Un prologue parlé – avec le naturel inattendu d’une absence d’amplification peut-être due à un heureux imprévu technique – introduit le récit de Pouchkine comme une histoire que Militrissa raconte à son fils autiste. Les péripéties de Saltan et de son épouse répudiée avec le prince calomnié comme une monstruosité par un complot des deux sœurs jalouses, deviennent ainsi la légende qu’une mère raconte à l’enfant qu’elle a élevé seule. Dans cette mise en écho avec un drame ordinaire du monde contemporain, les deux protagonistes sont habillés comme des gens d’aujourd’hui, tandis que les autres personnages ont des allures de matriochkas aux couleurs chamarrées qui peut rappeler l’art de la bande dessinée. Les costumes dessinés par Elena Zaytseva font ainsi sentir immédiatement, non sans humour, la différence des registres du récit, renforcée par les vidéos de Gleb Filshtinsky, qui projettent au-delà d’un tulle blanc le fantasme idyllique de la libération de Ledenetz et de l’apparition du cygne, dans un graphisme d’esquisse imaginaire. Au retour du tsar, toute la cour reviendra en tenue de ville.
Un spectacle fort et cohérent
Mais la réconciliation avec le réel sera insupportable au jeune autiste, qui se fracassera la tête contre les murs d’un univers du rêve aux portes désormais closes – perspective dramaturgique rajoutée par le metteur en scène, en rupture apparente avec la liesse du finale, mais en cohérence avec son approche nourrie des apports de la psychanalyse. Mis à part cette conclusion, le spectacle n’a pas besoin de trahir la lettre du livret pour faire ressortir les ressources d’un conte exposé dans une scénographie particulière, confinée à l’avant du plateau – plusieurs entrées se faisant depuis la salle –, laissant la profondeur de l’espace à l’imaginaire, dans une gageure certaine – mais efficace – face aux usages habituels.
Donné sous la baguette d’Alain Altinoglu en 2019, le spectacle est repris par Timur Zangiev, qui dirige pour la première fois à La Monnaie. Le jeune chef russe met en valeur les chatoiements évocateurs de l’orchestration et la valeur dramatique des motifs récurrents de Rimski-Korsakov, et rehausse la remarquable caractérisation offerte par la distribution vocale. Svetlana Aksenova fait palpiter les émotions de la tsarine avec autant de vérité que de lyrisme, sans renier une belle homogénéité de couleur vocale. Au tsarévitch Gvidon, Bogdan Volkov confère un authentique frémissement qui conjugue justesse de style et sensibilité expressive. Carole Wilson condense toute l’intransigeance de la matrone Babarikha, quand Stine Marie Fischer et Bernarda Bobro rivalisent de complicité dans la jalousie. Si l’autorité de Saltan n’est pas sans bonhomie avec Ante Jerkunica, Olga Kulchynska pépie la fraîcheur de la séduction de la princesse-cygne. Quant à Alexander Kravets, Alexander Vassiliev et Nicky Spence, ils forment un trio complémentaire de marins, qui assument également, dans l’ordre respectif, les interventions du vieil homme, de Skomorokh et du messager. Préparés par Emmanuel Trenque, les choeurs participent à cette réinvention collective du conte désormais entrée au répertoire, et à juste titre plébiscitée par le public.
Par Gilles Charlassier
Les contes du tsar Saltan, Théâtre de la Monnaie, décembre 2023