Un an après le succès de l’ouverture de sa première saison à l’Opéra national de Bordeaux au-delà des murs de l’institution, Emmanuel Hondré confirme l’inscription de ce concert dans la ville au cœur de la rentrée culturelle de la métropole girondine – une semaine avant le FAB, Festival International des Arts de Bordeaux Métropole. Pour la deuxième édition de cette soirée orchestrale festive, la diffusion en plein air dans l’agglomération a été élargie à des cinémas, médiathèques maires, musées ou ehpads dans toute la région Nouvelle-Aquitaine, jusque dans la Creuse. L’appropriation des forces artistiques de l’Opéra de Bordeaux ne concerne pas la seule population urbaine, mais également l’ensemble des territoires plus ruraux. Face aux polémiques relative à la culture dite élitiste et son coût, la meilleure réponse reste la démonstration qu’elle s’adresse à tous les publics : en salle, sur les places et même sur les ondes, la soirée étant diffusée en direct sur France Musique.
Le sentiment d’appartenance à une communauté artistique et politique prend un relief particulier cette année, le concert étant dirigé par le nouveau directeur musical de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Joseph Swensen, en amont de sa prise de fonction en septembre 2024. Le programme que dirige la baguette américaine est à l’image de sa générosité, qui met en valeur les couleurs et les saveurs de la phalange bordelaise, dans un programme moins patchwork qu’il n’en a l’air. La célèbre Danse de la bacchanale tirée du troisième acte de Samson et Dalila de Saint-Saëns donne d’emblée le ton. La vitalité des pupitres s’appuie sur une belle netteté du trait mélodique, que l’on retrouve dans la virtuosité soliste de Geneva Lewis qui enchaîne les thèmes de l’iconique opéra de Bizet condensés par la Carmen Fantasy de Franz Waxman, composée pour le film Humoresque de Jean Negulesco. L’ivresse de la pâte sonore, propre à enthousiasmer le public, peut certes d’affranchir de quelques calibrages acoustiques d’une salle magnifiant la vigueur et les détails orchestraux pour mieux passer la retransmission, mais ne cède jamais à la gratuité d’effets portés avec une sincérité communicative. La Rapsodie espagnole de Ravel en témoigne, avec ses quatre parties contrastées allant de l’évocation onirique du Prélude à la nuit aux rythmes chaloupés de la Malagueña et de la Habanera et aux élans jubilatoires de la Feria.
L’ivresse des couleurs orchestrales
Après l’entracte, pendant lequel des extraits des répétitions du prochain programme de ballet Now and Now sont diffusés sur écran dans la salle – octroyant ainsi une présence de la deuxième compagnie classique de France après celle de l’Opéra de Paris dans cette soirée d’ouverture – c’est le choeur de la maison, préparé par Salvatore Caputo, qui défend un autre porte-drapeau de la musique française, Offenbach, dans deux extraits du premier acte de La Vie parisienne : l’irrésistible déclinaison onomastique de la première scène, « Nous sommes employés de la ligne de l’Ouest », et la finale, quintessence du savoir-faire de celui qui, sous couvert du répertoire bouffe a été l’un des meilleurs peintres en musique du Second Empire, et de ses transformations urbaines et sociales. Passé cet intermède d’opérette, la deuxième partie du concert met en lumière les affinités parfois négligés entre Ravel et Stravinski, presque exacts contemporains. Si le babil du violon dans Tzigane, sous l’archet de Geneva Lewis, développe une sensualité émulsionnée qui ne verse jamais dans la sensiblerie, les dissonances gourmandes des Valses nobles et sentimentales trouvent écho dans les contrastes chatoyants de la suite que Stravinski a tiré en 1919 de son ballet L’Oiseau de feu, créé par les Ballets Russes de Diaghilev, en tournée à Paris au début de la décennie 1910. Joseph Swensen fait ressortir l’assimilation de l’école française au cœur de la féerie folklorique russe : c’est aussi cela le dépassement des frontières par la musique, et cette soirée d’ouverture s’en fait le magistral emblème.
Par Gilles Charlassier
Concert d’ouverture de saison, Auditorium de l’Opéra de Bordeaux, le 23 septembre 2023