Creuset des Rencontres musicales de Vézelay, la Basilique Sainte-Marie-Madeleine est un écrin idéal pour les grandes formes vocales, dans des mises en espace évocatrices. Le premier concert de la résidence triennale des Métaboles au festival – où il était déjà un invité régulier – s’inscrit dans cette tradition de scénographies chorales, avec une mise en écho des répertoires et esthétiques comme aime à les imaginer Léo Warynski. Le programme s’ouvre sur un des chefs-d’oeuvre du contrepoint de la Renaissance anglaise, le motet Spem in alium de Tallis, écrit pour quarante voix. Réunis en assemblée close sur elle-même, les solistes font émerger le flux polyphonique, ondulant au gré des entrées. L’immersion de l’intelligibilité des mots dans la texture sonore n’en oublie pas pour autant la précision de l’intonation, qualité emblématique des Métaboles depuis leurs débuts, et donne à cette page hors-norme de l’époque élisabéthaine une plasticité picturale. Bien que le sens des bribes poétiques de Nanni Balestrini sur lesquelles Francesco Filidei a composé Tutto in una volta pour double choeur n’ait guère d’importance, ce tissu d’esquisses verbales constitue une trame aux confins du souffle, avec des effets percussifs feutrés, à partir duquel se développe un autre tableau mouvant de voix. Depuis les premiers accents murmurés, le tissu hybridant chant et matière vocale brute s’étoffe par strates successives jusqu’à la densité d’un climax avant de se découdre progressivement vers le silence.
Cette expérience où le geste formel et musical transforme l’abstraction du texte en un théâtre miniature est prolongée par la réécriture chorale de l’iconique Adagietto de la Symphonie n°5 de Mahler que Gérard Pesson a réalisée sur un collage de Martin Kartenecker à partir de textes de August van Platen – poète romantique redécouvert par Thomas Mann au moment où il écrivait Mort à Venise et dont les penchants esthétiques ont inspiré l’adaptation de Visconti qui a contribué à décupler la renommée de la partition de Mahler. Plus qu’une simple transcription, c’est une réinvention de la traversée poétique du mouvement symphonique, dans des pastels parfois irradiants qui rappellent également la stase du film, et s’étendent jusqu’aux limites instrumentales de la voix. Si la première intervention soliste de l’alto Laura Muller tire parti de la douceur du médium, celle, longue, d’Anne-Laure Hulin met à l’épreuve sa tessiture de soprano, sans pour autant altérer la puissance évocatrice de la pièce – qui, discutée par certains, s’inscrit néanmoins dans la poétique de la trace développée par Pesson au fil de son œuvre. Quant au Concerto pour choeur de Schnittke qui referme la soirée, cette fresque en quatre parties où les première et troisième affirment un saisissant foisonnement qui contraste avec une deuxième plus intime et une conclusion condensée, trouve dans la nef de Vézelay une magnifique caisse de résonance propice redonner à cet opus majeur du répertoire choral la place qu’il mérite grâce à un concert où se répondent deux piliers de la polyphonie.
De Byrd à Jobin Talbot
Cet art de l’entremêlement des voix se retrouve le lendemain après-midi avec Robin Pharo, qui dirige depuis la viole de gambe son ensemble Près de votre oreille. Sous les fresques du seizième siècle de l’Eglise Saint-Germain de Vault-de-Lugny, la célébration des quatre cents ans de la mort de Byrd met en regard deux pans du corpus du maître anglais jalonnée par sa Missa a 4, office intime où il exprimait sa foi catholique, condamnée dans son pays depuis le schisme anglican. Introduit par un Ave Verum Corpus décanté, l’alternance entre les In Nomine, Fantasia et les arrangements pour consort de violes de pages de clavier avec les numéros de la messe esquissent un portrait d’un compositeur moins joué que ses compatriotes Purcell ou même Dowland, et auquel une chanson profane de Tallis offre un épilogue à la manière d’un réveil en douceur de cette plongée dans l’Angleterre d’Elisabeth I. Si le sens de l’expression des violistes, et de l’accompagnement au virginal et à l’orgue par Ronan Khalil, s’affirme tout au long du concert, le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian se révèle un peu plus discret que ses trois autres partenaires du quatuor vocal, chacun bénéficiant, au fil des pièces, d’un éclairage – on retiendra la franche clarté de l’intonation du ténor Martial Pauliat et la robustesse, sans lourdeur, du baryton Romain Dayez.
Le soir, la musique d’Outre-Manche est encore à l’honneur, avec une œuvre contemporaine, un oratorio a cappella inspiré par le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, dont Vézelay est l’une des étapes. Commandé par Nigel Short et le Tenebrae Choir, et repris ici par les créateurs de l’ouvrage, Path of Miracles de Joby Talbot traverse l’Espagne en quatre stations, de Roncevaux à Saint-Jacques, en passant par Burgos et Leon, décrit, sur les mots de Robert Dickinson, synthèse de sources bibliques et médiévales, l’élévation du croyant sur son chemin dans un œcuménisme qui dépasse les clivages religieux. Décliné en plusieurs langues au gré des séquences, le livret constitue le support d’une constante métamorphose de la matière chorale au service d’une puissance émotionnelle habilement mise en espace dans la Basilique – sans oublier le subtil calibrage des éclairages. Les ressources dramatiques d’une partition indifférente aux cloisonnements esthétiques où les onomatopées se fondent dans un authentique lyrisme vocal, sont magnifiées par celles du dispositif scénographique, en fond de nef, sur les côtés, en déambulation, ou en disposition frontale sur le plateau. Le succès légitime de ce fascinant cosmopolitisme musical célébrant une universalité mystique est portée par l’exceptionnelle qualité d’une interprétation qui ne s’arrête pas à une – magistrale – beauté du son et relaie les couleurs des affects. C’est un Chemin des Miracles qui compte parmi ceux qu’ils dispensent celui de réconcilier – au-delà des amateurs avertis – le public avec la musique de notre temps. Il témoigne des fécondes ouvertures portées par le projet artistique de François Delagoutte depuis son arrivée à Cité de la Voix de Vézelay.
Par Gilles Charlassier
Rencontres musicales de Vézelay, du 24 au 27 août 2023, concerts des 25 et 26 août 2023.