En réinventant depuis dix ans l’intuition fondatrice d’André Böröcz qui fit du Festival de Menton, et plus particulièrement du Parvis de la Basilique Saint-Michel, un rendez-vous incontournable de l’été musical, Paul-Emmanuel Thomas ne s’est pas contenté d’inviter des noms consacrés. Conjuguant la légende au temps présent, sa programmation porte une attention particulière à la nouvelle génération. Les deux soirées des 2 et 3 août de l’édition 2023 en témoignent.
Avec le partenariat de Yamaha qui les accompagnent dans le début de leur carrière, trois jeunes solistes se succèdent au Palais de l’Europe pour une Nuit du piano le 2 août. Le premier soliste, britannique, Callum Mclachlan ouvre avec l’un de ses compositeurs de prédilection, qui lui a valu une certaine reconnaissance dans plusieurs concours. Vaste kaléidoscope de variations qui explore les possibilités du clavier, les Etudes symphoniques de Schumann résonnent ici avec un sens de la caractérisation investie – traduit de manière parfois un peu ostensible sur le visage de l’interprète. Du moins la maîtrise de la partition accompagne-t-elle la lisibilité de la construction sans se laisser confondre par le sentiment. L’Elégie n°4 de la transcription de la suite orchestrale tirée de la musique de scène pour Turandot de Busoni cisèle des textures évocatrices qui s’affirment ici d’abord pianistiques, plus idiosyncrasiques sans doute dans le Prélude et fugue en ré mineur de Chostakovitch. Avant deux pièces de son compatriote Szymanowski, les quatre Etudes op. 4 et la Fantaisie en do majeur op. 14, livrées avec un lyrisme sobre et fluide d’une justesse indéniable, le Polonais Mateusz Krzyzowski s’aventure dans un prélude de Debussy, La puerta del vino, à la pulsation alourdie qui appesantit inutilement l’imagination hispanique.
Après l’entracte, la Lituanienne Kamile Zaveckaite affronte les Bunte Blätter op. 99, dont elle restitue la diversité des climats, sans perdre la cohérence du vagabondage musical de Schumann. L’apprêt de son jeu, auquel fait écho une louable intention de présenter les œuvres auprès du public, prive peut-être la Sonatine de Ravel de toute la souplesse naturelle des couleurs. Le pittoresque du premier livre d’Iberia d’Albeniz ne fait pas défaut, soigné comme une carte postale réunissant Evocacion, El Puerto, et les chatoiements de El Corpus Christi en Sevilla.
Le prodige Alexandre Malofeev
Le rendez-vous du lendemain sur le Parvis de la Basilique Saint-Michel permet de mesurer la différence de maturité entre ces pousses prometteuses et le prodige Alexandre Malofeev, pourtant de la même génération. Baignée dans les rumeurs des embruns et de la nuit, l’adaptation pianistique réalisée par Samuel Feinberg du Concerto pour orgue en la mineur BWV 593 de Bach, d’après Vivaldi, dévoile les effets de registration repris par la réécriture du Cantor de Leipzig sans céder aux facilités rhétoriques : l’Adagio se distingue par une économie que le finale ne démentira pas, avec une certaine dans le tempo. Le Prélude et Nocturne pour la main gauche op. 9 de Scriabine constitue un autre morceau d’illusionnisme musical – l’habileté de l’écriture fait croire à la présence des dix doigts – dont le chant ondoyant est mis en valeur par un toucher calibré que l’on retrouve dans la Sonate n°2 en si bémol mineur op. 35 de Chopin. L’équilibre de la armature rythmique, tant dans le Grave augural comme dans le Scherzo ne perd jamais de vue la ligne mélodique, et témoigne de l’assimilation des tournures du compositeur romantique, dont la veine, sous les doigts du pianiste russe, se fait plus singulière dans la Marche funèbre et le Presto conclusif, conçu comme un épilogue dans le prolongement de la procession onirique. Livrées avec une évanescence feutrée, ces étranges dernières mesures n’appuient pas le chaos atonal que certains veulent y souligner, et s’entendent davantage comme une errance modale où s’évanouissent les fantômes du cortège funéraire.
Cet intelligence du discours se confirme dans la Sonate pour piano n°4 en si mineur op. 56 de Weinberg, synthèse originale entre l’immédiateté expressive d’une carrure dansante et des dissonances plus modernes, assez rarement à l’affiche des concerts. Dans une lecture qui semble couler instinctivement, les quatre mouvements de la pièce gagnent leur droit à une inscription au répertoire enrichissant la musicographie de l’après-guerre. La paraphrase que Liszt a réalisée de l’Ouverture de Tannhäuser referme la soirée sur des accents orchestraux et une réinvention de l’ivresse wagnérienne aussi irrésistible que la transcription du Pas de deux de Casse-noisette par Mikhail Pletnev donné en troisième bis.
D’un clavier l’autre
Mais le clavier du piano n’est pas le seul mis à l’honneur au Festival de Menton. Parmi les concerts de 18 heures au Palais de l’Europe, celui de l’accordéoniste Théo Ould, le 2 août, se distingue par le talent remarquable d’un jeune musicien capable d’emmener dans un voyage, où les escales contemporaines et les transcriptions de classiques se fondent en une alchimie de sonorités inouïes avec une redécouverte insolite de motifs plus familiers. S’appuyant sur des mimétismes percussifs pour faire résonner une mosaïque de sensations ludiques, la liminaire Lanterna magica de Régis Campo condense une exploration des ressources de l’accordéon qui ne boude pas le plaisir. La reconnaissance, dans des couleurs renouvelées, de la Toccata de la Partita n°6 en mi mineur BWV 830 de Bach y participe évidemment, et plus encore de la Chaconne en ré mineur revue par Busoni, avec une arche tendue par une admirable science du phrasé et de l’enchaînement des transformations du thème. Les Gavottes et six doubles de Rameau constituent une autre carte de visite de la musicalité de l’interprète, à la fois naturelle et iconoclaste. Après la Romance en fa mineur op.5 de Tchaikovski, peut-être moins confite à l’accordéon, les trois pièces de l’Argentin Tomas Gubitsch – Tango tangent ; Au bord du Nahuel Huapi ; A ce train-là – tissent un dialogue suggestif avec la bande enregistrée. Les deux pages conclusives de Régis Campo, Ad astra per aspera et Pagamania, brodant sur le Caprice n°24 de Paganini, confirment que l’expérimentation et la liberté improvisatrice peuvent célébrer leurs noces dans la création contemporaine, et que le public n’a pas à avoir peur d’entrer dans la danse. Ce n’est pas le bis de Piazzolla qui le contredira. Oecuménisme et excellence se marient heureusement au Festival de Menton.
Par Gilles Charlassier
Festival de Menton, concerts des 2 et 3 août 2023