Capitale du duché de Lorraine avant son intégration au Royaume de France, Nancy entretient un lien particulier avec la Pologne, par l’intermédiaire de la Guerre de Succession au début du Siècle des Lumières et du roi Stanislas, qui a légué son nom à la plus célèbre place de la ville, avec son Opéra, où les attaches culturelles avec la Pologne se prolongent avec la nomination, en 2021, de la jeune cheffe Marta Gardolinska à la direction musicale, et l’un des fils thématiques de la quatrième saison de Matthieu Dussouillez. La première française de Manru, l’unique opéra de Panderewski, l’un des plus célèbres pianistes de son temps qui fut aussi le premier Président de la Pologne au retour de son indépendance en 1919, en constitue l’un des moments majeurs et même au-delà.
Car l’ouvrage ne se résume pas à une de ces raretés que la curiosité – dont la programmation de l’actuel directeur de l’Opéra de Lorraine porte l’empreinte évidente – fait exhumer des oubliettes de l’Histoire. Sur un livret inspiré par un roman populaire de Kraszewski, Manru décrit le tiraillement du héros éponyme entre la liberté de la vie nomade et l’amour d’Ulana pour laquelle il a accepté de se sédentariser dans un village qui le rejette violemment. Si certains n’ont pas hésité à qualifier l’opéra de Carmen polonais, c’est surtout l’un des premiers à mettre en évidence une forme de violence raciste, même si l’histoire hérite aussi des aspirations nationalistes de l’époque, l’intrigue pouvant être lue comme une allégorie politique, avec le conflit entre le cœur et la communauté au centre de bien des opéras romantiques. La mise en scène de Katharina Kastening s’articule autour de cette opposition haineuse entre peuplades, dans une scénographie économe dessinée par Gideon Davey, sous les lumières contrastées de Nathalie Perrier, et qui présente l’avantage d’éluder toute surcharge folklorique. Sa lisibilité accompagne la dramaturgie du texte, efficace au point de pouvoir se suivre sans les prolégomènes que certains livrets, comme ceux de Schreker parfois, peuvent rendre nécessaires.
Une musique foisonnante et fascinante
Mais toutes ces situations et émotions sont évidemment portées par une musique qui, tout en se nourrissant d’influences diverses – wagnériennes bien sûr, mais aussi Smetana ou Dvorak, dont la Russalka est contemporaine, voire Rimski-Korsakov dans le tuilage des couleurs orchestrales –, n’en affirme pas moins une synthèse originale, réinventant les mélodies populaires en un geste que développera plus tard Bartok, et recèle quelques magnifiques trouvailles, à l’exemple du solo concertant au violon comme évocation de la nostalgie de la jeunesse et de la patrie tzigane, confié à la sensibilité frémissante de l’archet d’Artur Banaszkiewicz. A la tête un Orchestre de l’Opéra de Lorraine à la fois souple et nourri, Marta Gardolinska fait ressortir la richesse d’une partition foisonnante qui ne couvre cependant jamais l’expression des voix.
Les types de tessiture sont d’ailleurs habilement répartis au gré des personnages. Dans le rôle-titre, Thomas Blondelle se distingue par une vaillance de Heldentenor qui n’oublie jamais les fêlures du sentiment. En Ulana, Gemma Summerfield fait de son soprano lyrique, le creuset de ses implorations amoureuses, jusqu’au désespoir fatal, s’opposant à l’autorité émérite mais non monolithique de sa mère, Hedwig, incarnée par Janis Kelly, laquelle épouse les nuances des évolutions affectives au premier acte. Gyula Nagy impose la carrure mi-passionnée mi-magicienne d’Urok, avec une présence rivale de Manru. Lucie Peyramaure séduit en Asa par une belle rondeur du timbre propre à faire succomber le héros. Si l’Oros de Tomasz Kumiega condense l’inflexibilité du pouvoir, le Jagu d’Halidou Nombre en révèle le versant conciliateur. Mentionnons encore les choeurs d’enfants et ceux de la maison préparés par Guillaume Fauchère, pour compléter une réalisation musicale qui rend justice à un chef-d’oeuvre qui mériterait de revenir au répertoire, dans la version allemande de la création à Dresde choisie pour cette coproduction de Halle, ou dans le polonais, la langue du compositeur. Avis aux directeurs d’opéra !
Par Gilles Charlassier
Manru, Opéra national de Lorraine, du 9 au 16 mai 2023.