L’Opéra des Flandres compte sans doute, avec La Monnaie, parmi les maisons les plus audacieuses des pays de l’Europe francophone. En confiant la nouvelle production de Tristan et Isolde au cinéaste Philippe Gandrieux, qui, quelques semaines après Tiago Rodrigues à Nancy, fait ses premiers pas dans la mise en scène d’opéra avec le même opus de Wagner – avec le même point de départ, se passer des surtitres, mais dans une perspective radicalement différente, où il signe l’ensemble des paramètres d’un spectacle aux allures d’installation scénographique. Là où le
nouveau directeur du Festival d’Avignon prend le parti d’un artifice théâtral, des pancartes à la Brecht pour résumer l’action, le réalisateur français adopte celui de l’image et de sa plasticité, pour immerger le spectateur dans la musique, par-delà les mots – fussent-ils ceux que Wagner a écrit en symbiose avec sa partition.
Le noir dans lequel le public est plongé n’est plus celui du rituel wagnérien habituel, mais celui de la salle obscure, avant les premières images sur l’écran. Sur cette interface entre les interprètes et les spectateurs sont projetées des anamorphoses d’un nu féminin, dans des torsions stroboscopiques rappelant Bacon, et qui assument la fonction de donner corps à l’inconscient d’Isolde, filtre de toute cette lecture de la légende médiévale. Si le second acte est habillé d’un peu de végétation pour tout cadre de la partie de chasse, et le troisième plongé dans les évocations marines, l’essentiel de ce panorama cinématographique qui recouvre toute la scène ne reproduit pas le néo-réalisme illustratif d’un Bill Viola, et privilégie un sensualisme onirique indifférent à la dialectique à l’oeuvre dans le discours wagnérien, dont il ne retient que la fusion amoureuse dans la mort, accomplie sans obstacle par la seule Isolde. Les teintes nocturnes des lumières, au diapason de cette conception, plonge les solistes dans une semi-pénombre qui complique l’identification des voix et des personnages, même si on les connaît bien. Certes, les dernières images de l’épilogue d’Isolde se dissolvant vers le silence et l’obscurité restituent la destination de la traversée, et son émotion, mais ce voyage qui refuse l’appui du verbe, peut dérouter et frustrer les connaisseurs, et priver les novices des jalons pour se repérer dans une expérience qui se veut à la mesure de l’oeuvre d’art totale wagnérienne, mais manque l’un de ses éléments cardinaux, le langage théâtral.
L’histoire racontée par la musique
La conséquence de ce dispositif s’entend dans la direction d’Alejo Perez, digne d’éloges, et qui prend le relais de la caractérisation narrative que la scène se refuse. Il y a quelque chose du film muet dans cette accentuation de l’expressivité du discours musical, avec une densification du phrasé et des timbres – mention particulière au cor naturel du troisième acte, annonce de l’arrivée du vaisseau d’Isolde et de Marke, construit selon les indications de Wagner pour la production dont il s’agit sans doute de la seule fidélité véritablement littérale. A défaut de suivre aisément l’histoire sur la scène-écran, du moins peut-on se laisser guider par l’orchestre, lequel prend sans doute un peu le pas, d’un point de vue dramaturgique dans l’équilibre particulier de ce spectacle. Non que les solistes soient en retrait cependant. A défaut de capter les nuances émotionnelles sur son visage, les accents vigoureux de Carla Filipcic Holm, passant des imprécations à la ferveur passionnée, dessinent une Isolde consistante aux côtés de Tristan robuste de Samuel Sakker, dont la vaillance n’est jamais entamée au fil du long solo de l’attente au dernier acte, au demeurant alors sans longueurs. Dshamilja Kaiser affirme une Brangäne homogène et solide. Avec une voix un peu émérite, Albert Dohmen fait montre d’un métier accompli en Roi Marke à l’autorité aussi affectueuse que souveraine. Vincenzo Neri réserve à Kurwenal une appréciable carrure, quand Mark Gough fait entendre un Melot plus fruste, ainsi que l’intervention du timonier par Simon Schmidt, contrastant avec la séduisante souplesse des stances augurales du jeune marin et son pendant au troisième acte, le berger, d’une tendresse mélancolique, par Hugo Kampschereur. Mentionnons encore les choeurs d’hommes préparés par Jan Schweiger qui complètent un Tristan expérimental, en marge des codes de l’opéra, au point d’être peut-être en marge du genre lui-même.
The Indian Queen, Purcell dédoublé
Cette invasion de la vidéo, au risque de l’équilibre scénique, se retrouve dans la reprise de The Indian Queen, spectacle de Guy Cassiers, à partir du semi-opéra inachevé de Purcell mêlant, comme c’était dans ce genre idiomatique du Baroque anglais, scènes parlées et numéros chantés. Ici, l’intrigue amoureuse entre la reine des Aztèques et le chef des Incas sur fond de rivalité guerrière – imaginaire car les deux civilisations n’étaient pas voisines d’un point de vue géographique –, prend l’allure, avec les vidéos de Frederik Jassogne, d’une épopée façon Game of Thrones, sur un écrin de photographies de conflits contemporains de Narciso Contreras, tandis que sous leurs hologrammes sur écrans, les solistes, dans une neutralité de costumes sombres, donnent vie au texte de John Dryden et Robert Howard. Si l’opposition entre les deux met habilement en espace le contraste entre le réel, pacifié et codifié, du jeu théâtral, et l’imaginaire des personnages, dont la violence rappelle aussi celle d’un temps révolu qui a connu les conquêtes coloniales, les pixels ont une fâcheuse tendance à cannibaliser l’attention, au risque de ne plus véritablement voir le plateau. Un tel déséquilibre avait d’ailleurs sans doute perturbé les interprètes lors des premières représentations à Lille en 2019, au point de forcer leur déclamation, donnant ainsi au propos une tonalité édifiante qu’une accoutumance et un meilleur réglage a effacé, au profit d’une mise en valeur de l’authentique palette d’intonations jusque dans la tendresse du murmure chez des comédiens experts de la scène britannique, et des ressources du langage de Shakespeare et de ses héritiers. A défaut de pouvoir suivre avec certitude l’exact détail des répliques, faute d’un surtitrage autre qu’en traduction – en français à Lille, puis Caen, et en flamand ici à Anvers – on se laisse séduire par une partition reconstituée de manière inédite, avec non seulement les pages complétées par Daniel Purcell, le frère du compositeur, mais aussi des pièces de Matthew Locke, une figure moins connu de la musique anglaise du dix-septième siècle. A la tête de son ensemble Le Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm en restitue les couleurs, et son intégration dans un canevas dramaturgique hybride, secondée par une dizaine de voix complémentaires des incarnations théâtrales. A rebours de ce qui en notre époque multimédia finit par verser dans une certaine facilité – même si le dispositif est ici développé avec intelligence –, le dédoublement aurait tout aussi bien pu se faire par voie chorégraphique. Quatre ans après les premières dates, cet Indian Queen n’a peut-être pas épuisé toutes ses potentialités.
Par Gilles Charlassier
Tristan et Isolde, Opéra des Flandres, à Gand du 22 mars au 2 avril 2023 et à Anvers du 9 au 23 avril 2023
The Indian Queen, à Anvers du 8 au 25 mars 2023.