Avec le Didon et Enée revisited coproduit avec la Ferme de Villefavard et le Conservatoire de Bordeaux, l’Opéra national de Bordeaux met à l’affiche le spectacle augural de l’Académie que vient d’initier Emmanuel Hondré pour sa première saison. Si, comme la plupart des projets de cet ordre, le dispositif bordelais constitue un tremplin pour de jeunes artistes, cet opéra en format de poche dépasse la seule diffusion de l’art lyrique en dehors des murs habituels du genre, pour proposer une relecture inventive d’un des classiques du répertoire – créé pour un pensionnat de jeunes filles, l’ouvrage de Purcell se prête idéalement à ce genre d’adaptation.
Au-delà du prévisible rapprochement de l’errance des deux héros virgiliens avec la crise des migrants – l’histoire se déroule sur les côtes libyennes, les mêmes que celles des drames humanitaires contemporains –, Louise Brun tire surtout parti de la sobriété scénographique tenant à la fois du radeau et du baldaquin, comme de l’arrangement musical réalisé par Haru Shionoya pour un quintette – bandonéon, clarinette, flûte, violon et violoncelle – dépassant les clivages de traditions et d’époques. Conçus, comme pour le Requiem mis en scène par Stéphane Braunschweig, dans une économie de recyclage ou de réemploi, les décors et costumes esquissent un campement de fortune, comme une parenthèse en marge des fureurs du monde. Sous les lumières calibrées par Théo Phélippeau, les tissus soulignent peut-être plus que nécessaire la précarité des narrateurs musiciens, réunis en consort comme pour une veillée, support intime autant que cadre pour des tableaux où interviennent les maléfices contraires de la magicienne de la sorcière, de l’esprit et du marin – confiés à l’expressive Aviva Manenti.
Mais c’est d’abord l’incarnation d’Amandine Portelli en Didon qui retient l’attention. A 19 ans, la mezzo se distingue par une densité et une variété dans le timbre riches de promesses, portées par un évident investissement dramatique. En Enée, Eduard Ferenczi-Gurban lui répond avec une vaillance qui n’oublie jamais le sentiment, ni les ambiguïtés velléitaires du personnage. Les interventions de Marie Lombard en Belinda complètent ce resserrement de la narration qui s’articule sur la réinvention du continuo par le bandonéon. La texture discontinue de ce qui était à l’origine un ersatz d’orgue dans les offices germaniques évoque habilement la fragilité et les ellipses des émotions et de la mémoire, tandis qu’à la flûte ou la clarinette s’identifient des situations et des personnages. Par delà ses métamorphoses – et ses allégements –, c’est bien la force de la partition de Purcell qui nourrit un spectacle rappelant que le patrimoine ne saurait se limiter au culte muséal, et se conjugue au présent, même pour les publics qui en seraient les plus éloignés.
Bach revisité
C’est cette même volonté d’ouvrir au-delà des conventions usuelles les concerts confiés aux musiciens de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, et en faisant appel aux forces de la maison, qui a réuni le trio formé par Alexis Descharmes, Nicolas Mouret et Stéphane Rougier et deux danseurs du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, Marc-Emmanuel Zanoli et Simon Asselin, dans une mise en espace de la transcription des Variations Goldberg par Dmitri Sitkovetsky sur la scène du Grand-Théâtre. Plutôt que d’illustrer la partition de Bach par la chorégraphique, les mouvements se glissent épisodiquement sur les permutations du thème et du contrepoint dans un jeu de calques aéré entre les notes et les gestes, dans les pas d’un certain néo-classicisme que l’on pourrait relier parfois à Balanchine.
Après cette proposition apéritive, prolongée, pour ceux qui le souhaitent, par une dégustation de vins dans le Foyer, Bach – et la danse – sont à nouveau à l’honneur l’après-midi à l’Auditorium, avec le deuxième concert de la trilogie que Raphaël Pichon et Pygmalion propose autour du Cantor de Leipzig, qui fait rayonner sa musique à partir des sources qui l’ont nourri. Intitulé Les maîtres ou les goûts réunis, cet épisode du cycle Les chemins de Bach mêle les rythmes et les harmonies de l’Europe baroque qui ont façonné la synthèse cosmopolite du compositeur allemand, des polyphonies du Beatus vir à huit voix des Selva morale et spirituale de Monterverdi, restituées avec une vitalité et une transparence lumineuses à la Passacaille d’Armide de Lully, qui mériterait sans doute un épanouissement plus souple, en passant par des raretés germaniques de Böhm, Bernhard ou Reinken, sans oublier une des Kleine Geistliche Konzerte de Schütz, d’une décantation fascinante. En réponse à l’Historia du Jephte de Carissimi, le voyage se referme sur la cantate BWV 150, qui frappe par ses effets orchestraux singuliers, ménageant aux cordes un halo ondulant qui est peut-être celui de l’Esprit Saint, dont Raphaël Pichon et ses acolytes, en résidence à Bordeaux, se font ici les ministres inspirés. Entre exploration historique et propositions originales, un beau week-end qui revisite le Baroque.
Par Gilles Charlassier
Didon et Enée revisited, Opéra de Bordeaux, du 4 au 6 février 2023. Concerts Bach le 5 février 2023.