Il y a en quelque sorte deux Pelly : le metteur en scène comique à la faconde parfois déjantée, à l’instar du désormais légendaire Platée, ou encore des mises au goût du jour des Offenbach avec sa fidèle complice Agathe Mélinand, et celui qui s’attaque à des ouvrages dramatiques plus sérieux, nettement plus sobre, au point de sembler parfois retenu dans son inventivité. Avouons-le d’emblée, le second nous a rarement autant convaincu que le premier. Et c’est agréablement surpris que l’on découvre à La Monnaie à Bruxelles sa lecture décantée d’Eugène Onéguine. Si l’abstraction poétique dans laquelle s’inscrit le spectacle appartient à certains standards internationaux, elle restitue l’essence expressive du drame de Pouchkine mis en musique par Tchaïkovski, sans s’embarrasser de contraintes réalistes.
Le rideau se lève sur un plateau tournant épuré, dessiné par Massimo Troncanetti. Au gré des déplacements des fauteuils en osier s’esquissent les affinités et les contrastes au sein des femmes de la famille Larina – antagonisme de générations entre la nourrice et la mère face au deux filles, mais aussi de caractère entre les deux sœurs – dans un exemple magistral d’expressivité psychologique par la scénographie, d’une lisibilité que l’intervention des choeurs, préparés par Jan Schweiger, n’encombre jamais. Avec son plateau couleur parquet qui se relève pour délimiter les murs d’une chambre entrouverts comme les pages d’un livre, la séquence de la lettre en constitue un autre avatar saisissant, jusque dans une conclusion baignée par l’intimité nocturne des lumières de Marco Giusti – que l’on aurait aimées moins monochromes au fil de la soirée dans le revêtement du fond de scène aux allures de ciel noir romantique. Si la foule prend un avantage cohérent avec la fête au début du deuxième acte, laissant les frictions entre les personnages se développer en avant-scène, la tournette remonte comme un à-pic, celui du destin, à l’heure du duel. L’escalier du dernier acte, symbole de la solennité de la situation nouvelle de Tatiana, est meublé par des mouvements d’ensemble d’une précision quasi chorégraphique, quoique économes, calibrés avec le concours de Lionel Hoche, avant le face-à-face final entre Onéguine et l’épouse du prince Grémine, dans une sorte de sculpture de la tension amoureuse et sans issue.
Un spectacle équilibré
Dans ces tableaux abstraits et éloquents, d’une esthétique minimale mais non lacunaire, le duo central de la première des deux distributions revient à deux prises de rôle. Dans le héros éponyme, Stéphane Degout fait valoir le bronze qu’on lui connaît, d’une plénitude qui n’oublie pas la vulnérabilité, les hésitations et les remords. Le répertoire russe n’est peut-être pas celui où le baryton français se montre le plus naturel, mais cette composition ne se montre pas sans intérêt dans un personnage en décalage avec lui-même et avec la société. Sally Matthews lui donne la réplique avec une Tatiana à la voix dense, sans doute plus propice à l’intensité des sentiment qu’à la fragilité de la jeunesse. Très applaudie à la fin du monologue de la lettre, elle impose un engagement physique évident dans la résistance aux fantômes de ses anciennes amours lors du retour d’Onéguine.
Mais c’est certainement le Lenski de Bogdan Volkov, familier déjà du rôle, qui retient le mieux l’attention, avec une remarquable souplesse de la ligne imitant celle d’un lyrisme sensible et nuancé, captivant au deuxième acte dans le crescendo de jalousie et plus encore dans l’ultime adieu à la vie. Lilly Jorstad affirme une suavité un peu épaisse qui ne dépare pas dans une Olga plus terre-à-terre que sa sœur. Bernadetta Grabias campe une mère Larina d’une appréciable intégrité, comme la Filippievna de Cristina Melis, évitant les caricatures émérites. Nicolas Courjal se distingue par un Grémine robuste, à défaut d’une onctuosité patriarche sans arêtes. Mentionnons encore, parmi les apparitions secondaires, les strophes de Monsieur Triquet, confiées à Christophe Mortagne, dans un des rares numéro comique de l’ouvrage. Sous la baguette d’Alain Altinoglu, l’Orchestre symphonique de La Monnaie l’instinct expressif de la musique de Tchaïkovski, avec une qualité plastique du son sans gratuité ni emphase. Un Eugène Onéguine en fin de compte équilibré aurait-on envie de conclure, où les émois romantiques s’expriment dans une langue classique.
Par Gilles Charlassier
Eugène Onéguine, Opéra de Tchaïkovski, Théâtre de la Monnaie, du 29 janvier au 14 février 2023