Une ouverture de première saison est toujours un moment symbolique scruté avec attention, au-delà même du microcosme de professionnels et d’amateurs. A l’Opéra national de Bordeaux, Emmanuel Hondré a voulu en faire un moment de convivialité artistique qui dépasse les murs habituels de l’institution. Si le Ballet n’a pu répondre présent, étant à quelques deux cents kilomètres plus au sud, à Biarritz pour le Festival Le temps d’aimer, avec les premières dates de la tournée de Mythologies, commande à Angelin Preljocaj qui concluait le partenariat triennal entre sa compagnie et celle de la capitale girondine, et qui a été créée au Grand-Théâtre le 1er juillet 2022, le concert inaugural dirigé par Ariane Matiakh ne se contente pas de rassembler les forces vives de la maison, l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine et le Choeur de l’Opéra national de Bordeaux. Il essaime également dans toute l’agglomération avec des retransmissions en plein air pour aller au devant d’un public le plus large possible – et les conditions météorologiques en ce 10 septembre aux parfums d’adoucissement des chaleurs estivales sont idéales.
Le programme et la distribution se révèlent tout autant attentifs aux symboles, par-delà l’équilibre entre tubes du répertoire et pages plus rares. C’est d’ailleurs par l’une d’entre elles que s’ouvre la soirée emmenée par l’une des meilleures cheffes d’aujourd’hui qui rend définitivement obsolète le préjugé excluant les femmes de la baguette. La légende symphonique Kikimora op. 63 de Liadov dépeint les sortilèges d’un conte avec ceux d’un art de l’orchestration proche d’un Rimski-Korsakov. Les textures et les couleurs modèlent ce récit des maléfices du personnage éponyme avec une efficacité tant dans la vitalité de l’évocation que dans la vigueur des pupitres bordelais. Avec le monologue du héros homonyme de l’opéra d’un contemporain de Chostakovitch, Dankevytch, Bohdan Khmelnytsky, figure du patriotisme ukrainien du dix-septième siècle, confié à un jeune baryton de ce pays aujourd’hui envahi par l’armée russe, Andrei Kymach, l’écho entre histoire et géopolitique résonne avec une acuité singulière, relayée par une interprétation engagée d’une pièce documentant une part de la musique soviétique méconnue.
Raretés et icônes du répertoire
Quand Marie-Laure Garnier, révélation aux Victoires de la musique en 2021 et au Syndicat de la critique l’année suivante, entonne la Habanera de la Carmen de Bizet, c’est toute une familiarité avec un morceau iconique de l’opéra tout court que ressent le public, novice ou aguerri, en salle ou sur les pelouses. Elle est prolongée par une Moldau de Smetana livrée avec un remarquable sens de la caractérisation pittoresque, depuis les bruissements pastoraux jusqu’aux souvenirs éclatants d’épopée nationale, quitte à se laisser sans doute un peu aller dans la brillante péroraison finale, marchepied vers le Te Deum refermant le premier acte de Tosca de Puccini, en même temps que cette première partie, avec l’appui magistral des choeurs préparés par Salvatore Caputo.
Après l’entracte, une incursion vers la musique contemporaine rappelle une ouverture que l’ONBA ne se fait pas faute de manifester tout au long de la saison, sans préjugé esthétique. Créé en 2009 par le Philharmonique de Liège, Uncut n°7 de Dusapin immerge l’auditeur dans un monochrome magmatique et évolutif qui témoigne d’une authentique maîtrise des potentialités dynamique de la masse orchestrale. Avec Summertime, sans doute le passage le plus connu de Porgy and Bess de Gershwin, Marie-Laure Garnier déploie une sensibilité au diapason de la chaloupe de la partition, avant des extraits de Requiem de Duruflé qui confirment la bonne santé des choeurs. Dans l’air Eri tu, Renato, dans Le Bal masqué de Verdi congédie sa femme qu’il croit adultère, dans une condensation de remords et de vengeance qu’esquisse Andrei Kymach, qui gagnera probablement en présence au gré de la maturation du baryton ukrainien. En concluant avec le Boléro de Ravel, c’est un feu d’artifice qui met en valeur les pupitres de l’orchestre autant que l’ivresse d’une œuvre à même de rassembler tous les auditoires. Ariane Matiakh en fait un hymne à la puissance oecuménique de la musique, le leitmotiv bien inspiré de cette ouverture de saison à l’Opéra de Bordeaux.
Par Gilles Charlassier
Concert d’ouverture de saison, Auditorium de l’Opéra de Bordeaux, le 10 septembre 2022