Menton, la Mecque de l’excellence pianistique
Avec le Parvis de la Basilique Saint-Michel, Menton possède l’un des écrins les plus magiques pour la musique, surtout depuis que Paul-Emmanuel Thomas a rallumé, il y a une dizaine d’années, le flambeau de la légende initiée par André Böröcz. Si la boulimie pianistique s’accommode au chant des cigales de La Roque d’Anthéron, les gourmets du clavier préfèreront peut-être les sortilèges de la rumeur marine, et le premier week-end d’août de l’édition 2022 du Festival de musique de Menton en offre un condensé remarquable.
Les rendez-vous de la fin d’après-midi au Palais de l’Europe – le Musée Cocteau collection Séverin Wunderman qui les accueillait traditionnellement, n’a pu rouvrir depuis les inondations survenues en octobre 2018 – donnent la parole aux talents de la nouvelle génération. Premier lauréat désigné par la Fondation Gautier Capuçon créée au début de l’année, après avoir accompagné la tournée du violoncelliste « Un été en France » en 2021, Kim Bernard illustre l’éclosion d’un jeune soliste déjà récompensé par plusieurs concours. S’ouvrant sur la Ballade n°4 de Chopin, son récital témoigne d’une souplesse élégante qui esquisse un affranchissement de la maîtrise lisse sur laquelle s’appuie un jeu d’une évidente précision. Le calibrage vivant de la pulsation chopinienne, attentive à éviter tout maniérisme, se confirme dans le charme hynotique de la Berceuse op. 57 et le balancement de la Barcarolle op.60. Les pages tirées du Livre I des Images de Debussy ne dément pas l’adéquation de l’articulation avec le caractère de la pièce, entre les scintillants Reflets dans l’eau, la retenue de l’Hommage à Rameau ou l’ivresse digitale de Mouvement, avant la légèreté chaloupée de L’isle joyeuse. Le Tombeau de Couperin de Ravel prolonge cette palette soignée, depuis la fluidité du Prélude, jusqu’à la virevoltante Toccata conclusive, en passant par l’apparence de simplicité naturelle de la Fugue, la nonchalance de la Forlane, l’énergique Rigaudon et un Menuet discrètement suranné. Le bis jazz My foolish heart de Bill Evans ne contredit pas un dessin pianistique qui laisse affleurer d’autres ressources que sa sage justesse.
Pierre-Laurent Aimard et les affinités électives de la fantaisie
Au Parvis de la Basilique Saint-Michel sont dévolus les grandes soirées, et celle que nous propose Pierre-Laurent Aimard en fait partie. Ce n’est pourtant pas à la seule aune de la sonorité instrumentale, par laquelle se distinguent encore quelques rares démiurges, ni à celle de la texture sentimentale, que se reconnaît l’inimitable défenseur du répertoire contemporain auquel Ligeti avait confié la gravure de l’ensemble de son œuvre pour piano – la découverte des Etudes à la fin de mon adolescence reste une révélation fondatrice. Pierre-Laurent Aimard est d’abord un extraordinaire pédagogue, de ceux qui grandissent ceux qui les écoutent et les côtoient. Son programme, conçu comme un parcours dans l’histoire de la fantaisie en témoigne, déclinant les métamorphoses de la forme et tissant des échos entre les œuvres. Organiste hollandais au carrefour de la Renaissance et baroque, et précurseur de la musique pour clavier, Sweelinck offre avec la Fantaisie chromatique une surprenante alchimie entre la sobriété presque austère du thème et la richesse de l’invention dans ses transformations, avec des développements bien au-delà des cadres harmoniques attendus.
Si la question de l’adéquation instrumentale se pose, en réalité, pour n’importe quelle oeuvre, le contexte d’écriture n’étant jamais isolé des ressources des interprètes de l’époque, elle prend évidemment une acuité particulière quand on passe des cordes pincées du clavecin à celles, frappées, du piano. Plus que l’impossible transposition de sonorité, c’est le caractère et la lisibilité de la pièce qui se révèlent déterminantes, et qui sont ici admirablement rendues. Ces qualités se retrouvent dans le trois partitions suivantes : s’appuyant sur les ressources du Yamaha sur la scène, la couleur et le phrasé restituent la quintessence Sturm und Drang de la Fantaisie en do majeur de Carl Philipp Emanuel Bach, faisant glisser le discours vers une improvisation pétrie de contrastes et de sentiments, soulignée par une clarté de l’articulation qui se fait plus feutrée dans l’intimisme de la Fantaisie en do mineur de Mozart, équilibrant exploration et concentration formelle, avant l’élan de la Fantaisie op. 77 de Beethoven, dont la vigueur modulatoire non exempte de brillant se conclut sur une coda magistrale – et idiosyncrasique.
Après l’entracte, le soliste déploie les chatoiements pianistiques inspirés à Liszt par la Villa d’Este, dans la Troisième année des Années de pèlerinage. Les deux numéros Aux cyprès de la Villa d’Este sculptent des ombres et des espaces, avant les irisations des Jeux d’eaux. La Vallée d’Obermann, tirée de la Première Année, referme le récital sur un balancement mélancolique couronné par une magnifique péroraison à l’influence beethovénienne. C’est le génie du programme que de révéler les échos entre la conclusion de chacune des deux parties d’une soirée qui renouvelle notre écoute des œuvres, approche que ne démentira pas le bis réunissant trois instantanés des Jatekok de Kurtag, dans un cisèlement qui condense toute leur sève évocatrice, idéale pour faire réviser les préjugés sur la musique contemporaine.
Duo de jeunes prodiges
Le lendemain, sur le même Parvis, les mélomanes ont rendez-vous avec deux prodiges de la nouvelle génération. Le pianiste français Alexandre Kantorow et le violoniste suédois Daniel Lozakovich défendent trois figures majeures du siècle romantique. Avec la Sonate en la majeur de Franck, c’est le raffinement de l’école française que le duo met en valeur. La délicatesse du chant de l’archet, tel un évanescent voile mélodique, magnifie les premières mesures de l’Allegretto initial, qui contraste avec la robustesse de la réponse pianistique. Les voix des deux solistes se mêlent dans la nervosité de l’Allegro, avant un Recitativo-Fantasia à l’onirisme porté d’abord par la volubilité violonistique, avant un finale qui réunit sans les rejoindre les deux polarités expressives de l’interprétation. La symbiose des deux tempéraments se révèle plus évidente dans la Sonate n°1 op. 105 de Schumann, enchaînée après la Sonate n°2 op. 100 de Brahms et ses trois mouvements à l’inspiration voisine du lied. La densité dramatique du clavier emmène le lyrisme nourri du violon, dont le jeu cherche sans doute encore un peu dans le medium le prolongement de la personnalité qui s’affirme dans la légereté de la ligne et la partie supérieure de la tessiture. En bis, le Clair de lune de Debussy s’impose dans cette fenêtre mentonnaise enchanteresse, bercée par une ultime Valse de Tchaïkovski, avant la chaleur des applaudissements et du doux roulis des vagues. La magie de la musique fait escale à Menton.
Par Gilles Charlassier
Festival de Menton, concerts des 5 et 6 août 2022.