Depuis mi-mars et la crise du coronavirus, la planète opéra est l’arrêt. Avec une offre de streaming et un accès aux archives, les théâtres ont pu pallier le vide de leurs salles et de leurs scènes pendant le confinement, et même au-delà. Mais le spectacle vivant ne saurait évidemment se réduire à ces alternatives, pour des raisons autant ontologiques qu’économiques. Si la plupart des maisons restent dans une prudence un rien attentiste peut-être, repoussant la reprise au moins à la rentrée, sinon en 2021, d’autres ont choisi de rouvrir avec une programmation et une jauge adaptée aux contraintes sanitaires.
Les pays germaniques ont choisi dès la fin mai des soirées de lieder ou de musique de chambre, tandis que le retour des orchestres symphonies se révèle nettement plus progressif, avec parfois des adaptations discutables dans les effectifs – qui portent surtout sur les instruments à vent, traités parfois comme des parias, ainsi qu’il en a été le cas à Radio France, conséquence d’études contradictoires sur l’impact des pupitres souffleurs sur les risques de transmission du virus. Mais, si Séoul a foulé à nouveau les planches d’un opéra en ce début d’été avec une Manon de Massenet réglée par Vincent Boussard, aucune maison en Europe n’avait encore pris l’initiative de reprendre la fin de saison lyrique à l’intérieur d’un théâtre.
Certes, les conditions sanitaires ont conduit Joan Matabosch et les équipes du Teatro Real à adapter la production de La Traviata imaginée par Willy Decker et initialement programmée. Pour compenser la réduction de la jauge de spectateurs, le nombre de représentations a été doublé – et la première série initialement prévue en mai reportée et intégrée dans celle de juillet – pour un total de 27 levers de rideaux du 1er au 29 juillet, avec, pour conséquence, davantage de solistes pour les rôles principaux. Ainsi, ce ne sont pas moins de cinq Violetta, quatre Alfredo et quatre Germont père qui alternent tout au long du mois, ce qui a évidemment eu un impact sur le travail de répétition d’une version semi-scénique conçue par Leo Castaldi – et, partant, le résultat. Quelques accessoires évocateurs – lit, guéridon, secrétaire, fauteuil – meublent le plateau. Si la crédibilité des foules et de la fête se trouve quelque peu contrainte par les consignes de distance physique, celle de l’intimité et de la phtisie prend une acuité inédite dans le contexte, sans avoir recours aux habituels artifices catarrheux. L’essentiel réside dans l’intensité expressive des interprètes.
Une Traviata singulière et émouvante
Dans le cast que nous avons plus entendre mercredi 22 juillet, c’est la Violetta de Lisette Oropesa qui retient l’attention. Avec une admirable maîtrise des ressources d’une voix souple, à la fois légère et richement timbrée, la soprano américaine cisèle l’évolution de son personnage avec autant d’intelligence musicale que de délicatesse dans le sentiment, restituant l’authentique fraîcheur d’un rôle largement patiné au fil des années, des traditions et des relectures – incontestablement, une des plus belles et émouvantes Traviata de notre époque.
On préférera sans doute la pâte paternelle du Germont de Nicola Alaimo, solide et nuancé en même temps dans l’incarnation de l’autorité, au lyrisme un rien narcissique de l’Alfredo campé par Ivan Magri. Sandra Ferrández résume la frivolité de Flora, quand Marifé Nogales condense la bienveillance d’Annina. Le Gastone d’Albert Casals, le Douphol d’Isaac Galán et le marquis d’Obigny de Tomeu Bibiloni forment la cour masculine qui gravite autour de mademoiselle Valéry, tandis que Stefano Palatchi délivre les mensonges consolateurs du docteur Grenvil. Mentionnons encore l’intervention du domestique Giuseppe dévolue à Emmanuel Faraldo.
Répartis en fond de scène sur un espace quadrillé de rouge pour matérialiser les distances réglementaires, les choeurs, préparés par Andrés Máspero, remplissent leur office sous les lumières de Carlos Torrijos, qui façonnent les ensembles et les séquences. Sous la baguette experte de Nicola Luisotti, la fosse, aménagée avec plus d’espace entre les pupitres et quelques plexiglas, fait respirer l’instinct dramatique de la partition de Verdi. Avec les aménagements nécessaires, tant pour l’accueil du public que pour la réalisation artistique, cette Traviata singulière propose des solutions pour que le spectacle vivant ne soit pas mis en échec par la crise sanitaire, et assume qu’il ne faut pas renoncer.
Par Gilles Charlassier
La Traviata, Teatro Real, Madrid, juillet 2020