Puissante figure tragique de la mythologie antique, Médée n’a cessé de nourrir les lettres et les arts. Euripide, Sénèque, Corneille, jusqu’à Anouilh, Müller et Christa Wolf, en passant par Delacroix pour la peinture ou Cherubini quant à l’opéra. Cette histoire de passion jalouse et d’infanticide a attisé les imaginations, accentuant une violence parfois crue. La Médée de Marc-Antoine Charpentier – compositeur contemporain et rival de Lully – ne s’égare pas en dehors des limites imposées par la bienséance du siècle de Louis XIV. Avec la complicité de Thomas Corneille – le frère cadet du célèbre Pierre, auteur du Cid – qui cisèle là un des plus beaux livrets de l’histoire de l’opéra, où la dialectique du Grand Siècle vient fouiller les ambiguïtés de la psyché humaine, dans une langue parfois proche de Racine, il porte le drame sur les sommets de la tragédie classique.
Coproduite avec l’English National Opera où le spectacle a déjà été donné, en traduction anglaise, en 2013, la mise en scène de David McVicar restitue admirablement la force de la règle des trois unités, dans un décor unique d’antichambre lisse et gris dessiné par Bunny Christie, illustrant la manière dont la trame se noue dans les coulisses du pouvoir et des sentiments. Certes, les goûts mobiliers et plus encore les uniformes empruntent aux corps des armées britanniques dans les années quarante, et les guerres helléniques prennent ici un parfum de Grande Vadrouille. Habilement réglés, les deux premiers actes sentent parfois le procédé, à l’image du crash de l’avion de Cupidon au milieu des bergères, dans un kitsch évoquant Pierre et Gilles sur des chorégraphies de Lynne Page orientées vers les paillettes disco. A partir du troisième acte, le propos se resserre. L’invention scénographique ne se disperse plus et affirme une économie intense et saisissante, à l’exemple de l’invocation des Enfers, ou encore le songe de Créon, allant jusqu’à un baiser incestueux, dans les pénombres sobres réglées par Paule Constable. Dépouillée de son apparat, Médée promène sa silhouette frêle et hallucinée, manipulant les destins jusqu’à sa fuite dans l’embrasure d’un mur.
Médée hallucinée et excellence du style
L’incarnation d’Anna Caterina Antonacci n’est pas étrangère à cette aura fascinante. Comme l’ensemble de ses partenaires, même chez les non-francophones, sa déclamation se révèle exemplaire de justesse et d’intelligibilité, rendant superflus les surtitres. Infléchissant son répertoire de manière avisée au fil de l’évolution de sa voix, la soprano italienne privilégie la précision du verbe, aux confins du parler, pour coller au plus près des rides émotionnelles de son personnage, dont toute l’expressivité tourmentée irradie de son visage, dans un évident instinct de tragédienne. De manière symptomatique d’ailleurs, l’intensification dramatique de la soirée va de pair avec le recentrement de l’argument autour de la figure de Médée au troisième acte.
En Jason, Cyril Auvity se distingue comme l’un des meilleurs haute-contre à la française d’aujourd’hui. La clarté et la souplesse de la ligne illustrent une remarquable maîtrise du style, qui ne craint pas le risque et dessine avec subtilité la lâcheté d’un amant derrière l’étoffe d’un héros militaire. Son rival, Oronte, résonne avec la crâne assurance du bronze de Charles Rice, jouant ça et là le matamore. Baryton émérite qui aborde pour la première fois le baroque français, Williard White se montre impressionnant d’intégrité dans l’autorité vulnérable de Créon. Keri Fuge séduit en Créuse mêlant féminité et calculs d’ambition, tandis qu’Alexandra Dobos-Rodriguez pépie une Nérine toute en fraîcheur adolescente.
Mentionnons encore les interventions juvéniles de Magali Léger (Cléone, Amour et première captive), Alban Legos (Arcas, un Argien et Vengeance), et Jérémie Schütz (un Corinthien, Jalousie, troisième Captif et deuxième Corinthien), sans oublier les choeurs, préparés avec une précision admirable par Alan Woodbridge. Dans la fosse, avec ses pupitres de la Cappella Mediterranea, Leonardo Garcia Alarcon équilibre les couleurs et la fluidité rhétorique de la partition, et fait oublier l’amputation du Prologue dédié à la gloire royale, accessoire selon David McVicar. Comme toujours chez le chef argentin et ses musiciens, la saveur de l’authentique se met au service de la vérité et de la vitalité dramatiques. Justice est rendue à ce chef-d’oeuvre unique qu’est Médée de Charpentier.
Par Gilles Charlassier
Médée, Charpentier, Genève, jusqu’au 11 mai 2019