C’est pour honorer la mémoire de Gerard Mortier, né à Gand d’une famille de boulangers, qu’un Prix portant le nom d’un des plus audacieux directeurs d’opéra des dernières décennies a été créé. Il récompense, tous les deux ans, un jeune artiste qui contribue à renouveler le théâtre musical, poursuivant l’héritage légué par Mortier. Au-delà du retour à la ville natale, on ne pouvait imaginer lieu plus opportun que l’Opéra des Flandres, l’une des institutions les plus innovantes, sinon avant-gardistes, de la scène européenne, pour couronner le premier lauréat, Krystian Lada, juste avant la première gantoise de la nouvelle production des Pêcheurs de perles, confié à un collectif qui n’avait pas encore approché le genre lyrique.
Le travail des quatre membres de FC Bergman, Stef Aerts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans, prend le parti de ne pas céder à l’exotisme passablement daté de l’ouvrage de Bizet, avec un livret marqué par le colonialisme de l’époque. De Ceylan et de la mer ne subsistent, dans le décor rotatif, qu’une immense vague sculptée et quelques figurants immobilisés, au milieu d’une maison de retraite. Tenant compte sans doute de l’allongement de l’espérance de vie, le délai des retrouvailles de Zurga et Nadir, amis de jeunesse, a été étiré jusqu’au seuil de la trépas, dans l’un de ces mouroirs pour le troisième âge où il ne reste que les souvenirs. Le caractère grabataire des personnages s’avère très appuyé dans les premiers tableaux, avec des volontés comiques qui s’abîment parfois dans le ridicule – dans l’arrivée de Leila, grand-mère avec foulard et lunettes noires sur une chaise à porteur, les pensionnaires rejouent un rituel religieux sur un mode de patronage.
L’exotisme à l’heure du troisième âge
Au gré des rotations du dispositif et de l’avancée de l’intrigue, les protagonistes rajeunissent progressivement, jusqu’à la fuite de Leïla et Nadir, qui peuvent ainsi accomplir leur idylle comme à l’adolescence retrouvée. Si les déambulations nues et chorégraphiques des doubles juvéniles des amants, Bianca Zueneli et Jan Deboom, relèvent passablement de l’anecdote, elle ne distraient pas complètement de la cure de jouvence où se révèle la prêtresse, en enlevant les bandages et accessoires qui la grimaient – un des moments forts de la soirée. Surtout, au-delà d’un point de départ dramaturgique iconoclaste, mais efficace, le resserrement du spectacle, sans entracte, profite à une œuvre bien plus forte quand on la libère de son voile de pacotille littérale.
Mis à part les interventions des choeurs, solidement préparés par Jan Schweiger, le plateau est très économe, avec seulement quatre solistes. Leïla qui n’étouffe pas la santé de sa voix sous l’incarnation théâtrale, Elena Tsallagova domine largement avec un ligne intensément lyrique et fruitée, et habite une virtuosité jamais négligée. En Zurga, Stefano Antonucci cède parfois à un certain réalisme, mais sait cependant nourrir une présence évidente, qui ne néglige pas une robustesse technique assumée par le Nourabad de Stanislas Vorobyov, lequel emprunte à l’occasion le vêtement du jeune Zurga. Quant au Nadir pourtant indéniablement investi de Charles Workman, le naturalisme des rides s’entend manifestement dans une émission où la voix mixte et les aigus sont confinés dans l’arthrose. Dans la fosse, David Reiland éclaire avec intelligence les ressources et les couleurs d’une partition injustement mésestimée. Une fois de plus, Aviel Cahn et l’Opéra des Flandres renouvellent admirablement le répertoire. C’est dans l’ADN de la maison.
Par Gilles Charlassier
Les Pêcheurs de perles, Opéra des Flandres, Anvers et Gand, jusqu’au 24 janvier 2019, et à Luxembourg en mai 2019