Icône du minimalisme américain, Philip Glass a vu ses premiers opéras créés en Europe. Ainsi la première mondiale du désormais légendaire Einstein on the beach a eu lieu au Festival d’Avignon, en 1976. Son deuxième opus, Satyagraha, évoquant la figure de Gandhi,.qui formera avec Akhnaten une trilogie autour de trois personnages historiques majeurs, a été étrenné à Rotterdam. Pourtant la Belgique voisine n’avait jamais accueilli l’ouvrage, et l’Opéra des Flandres à Gand vient enfin réparer ce oubli, près de quarante ans après la création.
Comme pour le Pelléas et Mélisande du début de l’année, c’est au directeur de la compagnie de ballet de la maison, Sidi Larbi Cherkaoui, qu’est confiée la production. Si les costumes imaginés par Jan-Jan Van Essche ne négligent pas la caractérisation des personnages, ils s’abstiennent, au diapason des décors économes dessinés par Henrik Ahr, de tout exotisme illustratif. Sous les lumières de Roland Edrich, l’évocation des trois figures qui représentent le passé (Tolstoï, qui fit un inspirateur), le présent (Rabindranath Tagore, poète indien, Prix Nobel de littérature en 1913 et soutien du mouvement pour l’indépendance de l’Inde qui s’opposa parfois au célèbre mahatma) et le futur de Gandhi (Martin Luther King, que Glass voit comme l’avatar américain du leader indien), privilégie une gestuelle non dénuée de puissance rituelle, sur un écrin visuel décanté meublé de quelques épisodiques accessoires. Suivant en cela la conception esthétique du compositeur, la mise en scène n’isole pas les solistes, commentateurs d’une aventure collective portée par une chorégraphie plus intemporelle qu’historique. A l’évidence, plus qu’un témoignage biographique, c’est la portée contemporaine qui prévaut, et les tableaux de révolte se révèlent d’une force communicative, dans une saisissante gradation de la tension dramatique.
La force de la chorégraphie du collectif
Cherkaoui a ainsi réussi à ne pas se laisser figer par une écriture peu théâtrale. Tiré de la Bhagavad Gita, le livret en sanskrit ne développe pas une intrigue au sens traditionnel du terme, et le minimalisme répétitif, quasi hypnotique, de Glass, sert de support à des portraits que la traduction, pour les néerlandophones ici en terre flamande, permet certes de mieux comprendre, mais n’a pas l’exclusivité de l’émotion singulière de l’ouvrage, surtout avec l’appui du langage corporel, relais que la partition, en fin de compte, semblait attendre.
L’écriture vocale ne répond pas aux critères usuels, et la valeur des interprètes se mesure d’abord au soin de leur déclamation et l’équilibre avec une musique qui ne pardonne pas les décalages. Peter Tantsits convainc en Gandhi au timbre limpide, malgré quelques discrets accrocs à l’intégrité de la ligne. Le quatuor féminin est assumé par Mari Moriya, Rihab Chaieb, Tineke van Ingelgem et Raehann Bryce-Davis, respectivement Miss Schlesen, Kasturbai, Mrs Naidoo et Mrs Alexander. Les tessitures graves incombent au Kallenbach de Robin Adams, à Justin Hopkins, solide Parsi Rustomji comme en Krishna, sans oublier l’Arjuna de Denzil Delaere. Préparés par Jan Schweiger, les choeurs remplissent remarquablement leur imposant office. Dans la fosse, Koen Kessels évite avec intelligence le risque d’inertie, et fait vivre la séduction fascinante de l’oeuvre, évoluant du mono-thématisme du premier acte à une composition enrichie. Assurément une expérience qui met la musique d’aujourd’hui à portée de tous, sans céder à la complaisance.
Par Gilles Charlassier
Satyagraha, Glass, Opéra des Flandres, Gand, novembre-décembre 2018