A l’heure du tout sécuritaire, on a beau prendre toutes les précautions, un imprévu peut toujours arriver. Après deux soirées concertantes avec l’Orchestre Philharmonique de Marseille, David Kadouch donne le premier récital au Parc de Florans de l’édition 2018 du festival de La Roque d’Anthéron, la trente-huitième, et a dû composer avec un invité imprévu. Si l’on est habitué à la toile sonore des cigales, aucun de ces insectes ne s’étaient montrés mélomane au point de vouloir plonger dans le piano. C’est ce qui est arrivé ce dimanche 22 juillet.
L’intrus est d’abord resté discret. Intitulé Révolution, le programme composé par le pianiste français réunit des œuvres inspirées par les soulèvements populaires, mêlant des pièces célèbres à de belles découvertes. Donné en ouverture, le cycle Les souffrances de la Reine de France opus 23 de Dussek, compositeur tchèque contemporain de Mozart, appartient à celles-ci. Cette série de miniatures évoque les derniers mois de la vie de Marie-Antoinette et déploie une écriture proche du dernier Haydn. Le recueil distille une mélancolie diffuse et réussit de délicats portraits psychologiques, restitués avec un sens de l’équilibre et de l’intériorité bien maîtrisé. Un arpège descendant balayant tout le clavier signale la chute de la guillotine, avant une apothéose lumineuse d’une écriture parfaitement calibrée où peut se deviner le souvenir de Bach. La Sonate n°26 en mi bémol majeur opus 81a de Beethoven a été surnommée Les Adieux en souvenir de l’exil de l’archiduc Rodolphe, dédicataire de l’oeuvre, à cause de l’occupation de Vienne par les troupes de Bonaparte – dans la continuité de la Révolution Française. Une relative prudence s’entend dans une interprétation qui privilégie la clarté du discours, quitte à retenir un peu trop le souffle germanique et l’épanouissement des couleurs de l’instrument. L’Etude opus 10 n°12, Révolutionnaire de Chopin, a été écrite, comme le Scherzo n°1, au moment de l’insurrection de Varsovie contre la domination russe en 1831. C’est cette dernière pièce qui livre sans doute la raison des précautions de l’interprète, avec l’altération récurrente du fa dièse où avait choisi de se loger le criquet.
A la fin du concert, l’accordeur confiera une autre anecdote d’effraction animale dans l’atelier, un mulot qui, une nuit, avait suffisamment rongé la mécanique et corrodé les cordes par son urine pour condamner le piano, sans rémission.
Le criquet du fa dièse
Heureusement les dégâts étaient ce soir bien plus anecdotiques et la seconde partie libérera David Kadouch de ce compagnon indésirable. Extrait des Harmonies poétiques et religieuses, Funérailles de Lizst répond à l’écrasement de la révolte hongroise de 1848. La lecture proposée ne s’abandonne pas uniquement au lyrisme rhapsodique consacré, et s’attache à l’intelligence de la construction. D’autres préféreront davantage d’ampleur, mais l’on ne saurait rester indifférent à cette attention à la forme qui rend la pièce plus intime. En hommage à un jeune ouvrier fusillée lors de la manifestation du 1er octobre 1905 à Brno, la Sonate de Janácek se glisse jusqu’à la confidence. En deux mouvements, Con moto, « Pressentiment » et Adagio, « La mort », l’oeuvre s’organise autour de motifs obsessionnels où s’entend le génie inimitable du musicien tchèque, détaillé ici avec une concentration émouvante et pudique, rapellant la sensibilité d’un soliste qui ne court pas après l’exhibitionnisme technique. Refermant le deuxième livre des Préludes, Feux d’artifice de Debussy imite dans sa pyrotechnie légère l’atmosphère de la Fête de la Fédération, célébration instituée en 1790 et devenue fête nationale le 14 juillet 1880, commémorant en même temps la prise de la Bastille. L’élégance du toucher contraste avec le très physique Winsboro Cotton Mill Blues de Rzewiski, qui se base sur une mélodie populaire des années trente se remémorant l’esclavage et la discrimination raciale dans l’industrie du coton dans cette contrée de la Caroline du Sud. En bis, un Scriabine confirme la palette expressive de David Kabouch.
Cette ouverture du 38ème festival de la Roque d’Anthéron, qui fait honneur à un des plus attachants représentants de la nouvelle génération du piano français, augure d’une édition toujours aussi variée, avec ses incontournables Nuits du piano, à l’instar de celle que donnera Nelson Goerner et le Sinfonia Varsovia le 13 août, dans un programme Liszt et Beethoven que l’on vous racontera. A vos claviers…
Par Gilles Charlassier
Festival de La Roque d’Anthéron, jusqu’au 20 août – concert du 22 juillet 2018, voir site