Légèrement à l’ombre des étapes incontournables du tourisme italien, entre Vérone et Venise, Vicenza séduit par son héritage architectural de la Renaissance, avec l’empreinte d’Andrea Palladio, l’un des plus grands architectes de l’époque, qui s’est largement nourri de l’Antiquité, romaine particulièrement, et plus encore des traités de Vitruve. Au nombre des édifices qui témoignent de son art, son ultime projet, le Teatro Olimpico, occupe une place singulière, avec ses quelque 400 places en gradins semi-circulaires et sa perspective en trompe-l’œil en fond de scène, réalisée par Vincenzo Scamozzi pour l’inauguration en 1585 – encore en bon état, un cas unique. Il y a plus de vingt ans, le chef d’orchestre Giovanni Battista Rigon est tombé sous le charme de cet bijou inimitable, et en a fait, dès 1992, l’épicentre d’un festival à la fin du printemps, les Settimane musicali.
Spécialiste de la musique de la fin du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième, le chef italien a trouvé ici l’écrin idéal pour rendre justice à un répertoire qu’il affectionne et qu’il défend magistralement – il a déjà laissé de nombreux enregistrements. Sans oublier les grands ouvrages, à l’exemple d’une trilogie Da Ponte il y a quelques années, les dimensions de la salle, et les contraintes d’un plateau étroit, semblent tout indiquées pour faire revivre les premières farces de Rossini, qu’il a déjà données ici, mais qu’il reprend en un cycle pluriannuel où les cinq opéras seront programmées dans leur ordre chronologique.
La verve de Rossini
C’est ainsi qu’en cette soirée d’ouverture du cru 2017, qui, hasard du calendrier, se tient le jour de la Fête de la République Italienne, le 2 juin, est mis à l’affiche le premier opus lyrique du cygne de Pesaro, La Cambiale di matrimonio. L’intrigue met en scène la question des mariages arrangés : Mill, un commerçant italien, veut offrir sa fille Fanny en mariage à Slook, son agent américain, contre la promesse d’une récompense financière. Mais il ignore qu’elle aime Edoardo, un nouvel employé de sa boutique, et les deux amants, avec la complicité de Norton, le caissier, et Clarina, la femme de ménage – le traditionnel couple de domestiques – vont faire échouer cette sordide transaction et triompher les sentiments. Marco Gandini tire habilement parti des spécificités de la scène et, avec la complicité d’Andrea Tocchio, ainsi que des lumières et projections vidéos de Virginio Levrio, met en valeur les ressorts comiques, en multipliant les clins d’oeil à l’auditoire.
La vitalité du jeu d’acteurs se fait le relais de la direction alerte et intelligente de Giovanni Battista Rigon, qui, à la tête de l’Orchestra di Padova e Veneto, souligne les couleurs et l’efficacité de la partition, au-delà du tissu de citations avec lesquelles s’amuse Rossini, et que l’auditeur d’aujourd’hui, moins averti des comédies lyriques qui ont nourri le compositeur italien, ne reconnaît pas nécessairement. L’exigence de vérité musicologique nourrit le plaisir de l’oreille avec un naturel gourmand qu’incarne également une distribution réunissant de jeunes chanteurs. En Mill, Daniele Caputo met sa jeunesse au service d’un patriarche calculateur, sans singer inutilement la maturité. Lara Lagni résume la fraîcheur piquante de Fanny, aux côtés de l’éclat lyrique de Yauci Yanes Ortega, Edoardo. Diego Savini et Sara Fanin se révèlent complémentaires en Norton et Clarina, quand Paolo Ingraciotta assume un Slook plein de caractère.
Un concert hors du temps
Chaque week-end associe une représentation du Rossini et un concert. Ainsi, le lendemain est placé sous les auspices de Sonig Tchakerian, violoniste arménienne, qui se charge de la programmation de musique de chambre du festival. Si un tropisme évident affleure avec les évocateurs Chants arméniens pour soprano et violon, harmonisés avec délicatesse par Komitas, la soirée s’ouvre par d’émouvants Akhmatova Songs, de John Taverner, sur des textes de la poétesse russe, réduite en clandestinité par le stalinisme. Karina Oganian en restitue l’intériorité fervente, aux côtés du violoncelle de Mario Brunello.
Le recueillement imprègne l’ensemble de la soirée, ce qu’illustre admirablement le Sonnengang de Goubaidoulina, inspiré par le Cantique du soleil de Saint-François d’Assise. Vaste fresque qui fait résonner les appels de la nature, la lumière irradiante et subtile à la fois de la pièce invite à une immersion mystique presque panthéiste, ponctuée par des interventions chorales. Le voyage n’exclut quelques extases un peu longues, mais fascine par l’économie chatoyante des percussions, et l’alchimie avec les voix, sur le chant du violoncelle. Le Coro del Friuli Venezia Giulia referme le concert sur un arrangement avec choeur de la Chaconne de Bach, un autre moment hors du temps, dans un lieu qui ne l’est pas moins.
Par Gilles Charlassier
XXVIe Settimane musicali, Vicenza, juin 2017