Cela faisait plusieurs années que l’on savait le déclin irréversible de Pierre Boulez, depuis un soir à Pleyel en 2007 où la vue lui a fait défaut pour poursuivre le concert à ses dernières apparitions publiques dans un état presque momifié – on se souvient l’avoir aperçu à Lucerne en 2013 assister à son Livre pour quatuor interprété par les Diotima – jusqu’à être condamné ces derniers mois à l’alitement. Celui qui fut une figure majeure de la vie musicale du vingtième siècle vient de s’éteindre ce mardi 5 janvier 2016, à presque 91 ans. L’héritage du chef d’orchestre d’abord, du compositeur d’avant-garde aussi, et encore de l’agitateur politique, est immense.
Un héraut de l’avant-garde
S’il n’était pas né dans une famille musicienne, il a très tôt montré d’exceptionnelles dispositions, jouant Chopin au piano à huit ans. Celui qui possédait l’âme d’un scientifique, passant par une préparatoire maths spé, a croisé, au sortir de la guerre, le chemin de René Leibowitz, qui l’a initié au dodécaphonisme de Schoenberg et ses disciples, puis d’Olivier Messiaen. Bien que l’on ait attendu en vain un opéra de Boulez, celui-ci a fait ses premières armes dans la compagnie de théâtre de Jean-Louis Barrault. Dès sa Première Sonate pour piano, il affirme une intransigeance, qu’il ne réservera pas qu’à son langage musical. En 1955, c’est la création de sa partition la plus célèbre, Le Marteau sans maître, sur des textes de René Char, qui révèle, au-delà de la rigueur sérielle, un sens du chatoiement orchestral. Maurice Béjart en a même tiré un ballet en 1973 – qui a sans doute un peu vieilli. Dans un catalogue d’une trentaine de numéros qui fait la part belle à la spatialisation et à l’innovation électroacoustique, grâce en particulier à l’Ircam qu’il a fondé en 1969, on retiendra le fascinant Rituel en hommage à Bruno Maderna en 1975 et Répons, en 1981.
Un chef analytique
Boulez était aussi l’un des plus grands chefs de notre temps, défendant sans relâche la modernité musicale. Autodidacte – ou presque, il dirige sans baguette, avec une précision analytique et un sens de la clarté sans concessions : Schoenberg, Berg et Webern, qu’il contribue à faire connaître en France, ses contemporains d’avant-garde, Berio, Maderna, Nono, Stockhausen, Pousseur, Ligeti bien sûr, mais aussi le grand répertoire qu’il libère de tout romantisme – Mahler, Stravinski, Debussy, Wagner. A Bayreuth, il est dans la fosse pour le Ring du centenaire réglé par Patrice Chéreau qui fera scandale en 1976, avant d’être acclamé par une standing ovation quatre ans plus tard – reste désormais le DVD. Il retrouve en 1979 le metteur en scène français à l’Opéra de Paris pour une Lulu de Berg non moins légendaire. Le vaste legs discographique de Boulez, chez Deutsche Gramophone ou Sony, compte d’ailleurs maintes versions de référence, à l’exemple des différentes gravures du Sacre du printemps.
Testament Philharmonie
Mais Boulez c’est encore le polémiste et l’agitateur politique, qui avait su avoir l’oreille des gouvernants. S’il s’est montré turbulent dans sa jeunesse, n’hésitant pas avec des amis à perturber des concerts jugés réactionnaires, il a pris activement part au débat intellectuel et institutionnel sur la place de la création musicale en France, dévoilant un verbe volontiers caustique – la postérité de Jolivet, « joli navet » ne s’en est jamais vraiment remise. Instigateur de structures, à l’image du centre de recherche d’informatique musicale, l’Ircam, à Beaubourg, ou de l’Ensemble Intercontemporain, formation modulable spécialisée dans la musique d’aujourd’hui, il a encouragé le projet de l’Opéra Bastille et a pesé de tout son poids pour la construction d’un pôle musical à la Villette – aujourd’hui la Philharmonie, qui complète la Cité de la Musique. Indéniablement, la paysage artistique porte durablement l’empreinte de Pierre Boulez.
Par Gilles Charlassier
Le choix de notre Melomaner, Rituel créé en 1975 in memoriam Bruno Madrena, son alter ego italien