Certaines productions ne font pas leur âge, et celle d’Eugène Onéguine réglée par Alain Garichot appartient à celles-là. Créée pour l’Opéra de Lorraine en 1997, sa sobriété intemporelle lui a permis de garder toute sa fraîcheur jusqu’à la reprise nantaise de ce mois de mai. Une forêt de troncs nus qui délimitent la campagne provinciale avec ses pastels à dominante crème, une lune qui porte son gigantesque globe cratérisé sur la fête pétersbourgeoise au troisième acte : la scénographie dessinée par Elsa Pavanel constitue un écrin intimiste et fluide pour l’opéra de Tchaïkovski, et trouve au Théâtre Graslin les dimensions idéales pour s’exprimer. A l’heure où certaines lectures privilégient l’iconoclasme, le spectacle d’Alain Garichot cultive une qualité rare autant que précieuse sur les scènes aujourd’hui : l’humilité envers l’œuvre, qui ne doit point se confondre avec l’illustration superficielle. Et de fait, le graphisme comme la direction d’acteurs ne verse jamais dans la vanité, ni la vacuité : la chute de feuilles de papier quand Onéguine se rend compte, chez son ami Grémine, qu’il aime Tatiana, rappelle la scène de la lettre des années auparavant, où les sentiments de la jeune femme n’avaient pas rencontré d’échos auprès du dandy. Une sensibilité très narrative affleure dans les moindres détails, sans chercher à dépasser l’intelligence du texte : un exemple accompli d’émouvante simplicité.
Humble et émouvant
Suivant les indications du compositeur, l’Angers Nantes Opéra a privilégié la crédibilité d’un plateau jeune ne sacrifiant pas la vérité du jeu à la puissance vocale. A rebours des figures plus ou moins slaves que l’on y attend souvent, le rôle-titre revient à un baryton franco-britannique Charles Rice, qui y démontre une intéressante intensification au fil de l’histoire, portée à son meilleur dans le dénouement. Gelena Gaskarova dévoile la passion qui couve sous la touchante réserve de Tatiana et éclot dans le fameux monologue épistolaire enfiévré au cœur de la nuit. Si les amateurs de mezza voce sur le souffle ne seront peut-être pas absolument comblés dans son adieu à la vie – « Ouda, ouda » – Suren Maksutov incarne néanmoins un Lenski délicat et nuancé. Nulle réserve en revanche à l’égard du Grémine Oleg Tsibulko, intègre sur l’ensemble d’une tessiture qui descend jusque dans des graves profonds. L’équilibre entre une madame Larina que Diana Montague maintient à l’écart des matrones où le personnage demeure souvent confiné, et sa fille, Olga, aux couleurs mates et sombres de Claudia Huckle, peut surprendre, quand Stefania Toczyska possède la maturité attendue pour la nourrice Filipievna.
Mentionnons encore le Triquet d’Eric Vignet, ainsi que le chœur préparé efficacement par Xavier Ribes, sans oublier bien entendu la direction subtile de Łukasz Borowicz. A rebours de l’emphase sirupeuse à laquelle cèdent souvent les interprètes de Tchaïkovski, le chef polonais détaille les lignes mélodiques et les pupitres, plus posés qu’enrobés, à l’image des solos de flûte, avec une clarté presque chambriste, au diapason de la mise en scène, et qui magnifie singulièrement le premier acte. Après les représentations angevines de juin, le grand classique d’Alain Garichot se déplacera à l’Opéra de Tours, sous la baguette d’excellence de Jean-Yves Ossonce.
GC
Eugène Onéguine, Nantes, mai 2015 – Angers, 14 et 16 juin 2015