Entre Avignon et Aix, la vallée du Lubéron abrite un village où les amateurs de piano se pressent jusqu’à mi-août pour écouter cigales et pianos jouer de concert. René Martin et son incontournable festival de La Roque d’Anthéron achèvent ainsi notre tournée des festivals avec, pour cette édition 2014 le souci renouvelé une fois encore, de ne pas se contenter de grandes affiches ni de gloires établies en faisant preuve d’une oreille bienvenue et toujours attentive à la génération montante. Sortant le clavier de la solitude du récital, la résidence de jeunes ensembles a ainsi enfanté certaines des formations de chambre parmi les plus reconnues aujourd’hui, à l’instar du Trio Wanderer, enfant de La Roque qui a fêté ses vingt-cinq ans en 2012. Les élèves d’hier – outre le trio, on compte cette année les pianistes Claire Désert, Christian Ivaldi et Emmanuel Strosser – transmettent leur expérience à ceux d’aujourd’hui, avec, après une semaine de master classes, professeurs et étudiants qui se retrouvent pour un traditionnel concert donné le 15 août.
D’une génération à l’autre
Au fil d’œuvres et d’extraits rares ou célèbres qui se succèdent parfois de manière un peu apéritive, on mesure le travail et le talent de ces jeunes musiciens. Sous les doigts du Trio Hélianthème, Barry Lyndon et son fameux Andante con moto du Trio n°2 pour piano, violon et violoncelle de Schubert se dévoilent tout en souplesse et en retenue, même si le jeu nuancé des trois solistes ne s’appesantit pas sur le sentiment, au point d’en sembler parfois désincarné. Jeunesse et promesses résonnent dans la Sonate pour violon et piano en sol majeur de Ravel par Raphaëlle Moreau et Célia Oneto-Bensaïd, tandis que l’aboutissement se rencontre avec le Quatuor Hanson et Fiona Mato dans l’Allegro initial et plus encore le finale du Quintette pour piano et cordes opus 44 de Schumann, après les envoûtantes variations de l’Andante du Sextuor à cordes opus 18 de Brahms où se mêlent des membres des quatuors Hanson et Hemera aux côtés de Raphaël Pidoux.
Dans un doublé de duos maître-disciple à huit mains, Christian Ivaldi, Vincent Coq, Fiona Mato et Vincent Adragan font vibrer l’irrésistible énergie de Chabrier et son España. Délicatesse et sensibilité caractérisent les deux mouvements du Premier Quatuor avec piano de Fauré – Adagio et finale – par les Hemera. Après le tour d’essai dans le solo inaugural de l’Ouverture de Guillaume Tell en début de soirée, c’est un tour de maître pour le violoncelliste Aurélien Duval dans le Duo opus 7 de Kodály, aux côtés de la violoniste Irène Duval. La tension dramatique de l’Adagio et du Maestoso qui rappelle un peu Janacek laisse la place à un Presto très rythmé où s’épanouit une sonorité puissante, expressive, jamais affectée ni métallique. L’Ensemble Messiaen nous emmène ensuite au fil de quatre Dumka du Trio pour piano et cordes n°4 opus 90 « Dumky » de Dvorak – impossible de résister à cette poésie rêveuse et chaleureuse. Il est alors presque minuit : les étoiles et la fraîcheur enveloppent le Parc de Florans après les derniers accords de l’Octuor de Mendelssohn.
Clôture sous le signe de la Russie
Deux jours plus tard, c’est soirée de clôture, et l’on se réunit au grand complet sous la conque comme dans les gradins : sous la baguette d’Andris Poga – assistant de Paavo Järvi à l’Orchestre de Paris que l’on avait entendu remplacer au pied levé Georges Prêtre et Mikko Franck pendant la saison écoulée – l’orchestre Tchaïkovsky de Moscou referme ce cru 2014 sous le signe du romantisme à la russe. A vingt-quatre ans, Lukas Geniusas démontre une admirable maturité. En témoigne son interprétation du Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov, qui évite les dégoulinements sirupeux où peut facilement verser celle qui reste l’une des plus célèbres pièces du répertoire. La virtuosité sans faille du soliste ne verse jamais dans l’étalage gratuit, et se met toujours au service d’une compréhension globale de la partition, dont il fait vivre et sentir la construction formelle. Riche d’affect, l’œuvre en ressort avec une clarté et une intelligibilité nouvelles, qui en restitue une force et une noblesse trop souvent dévoyées. De son toucher précis, dense mais sans surcharge, Lukas Geniusas imprime aux modulations de la fin du Moderato une urgence dans la remémoration de souvenirs d’autant plus captivante qu’elle s’abstient de tout exhibitionnisme. L’Adagio libère une lumière apaisée et pensive, avant l’éblouissant final, d’une impeccable maîtrise, que l’on retrouve dans un bis fébrile et brillant, Before exam d’Arzoumanov, musicien russe qui vit et enseigne désormais en Normandie.
Si elle s’est fait quelque peu damer le pion en première partie de concert, la phalange russe reprend ses droits avec la Quatrième Symphonie de Tchaïkovski. La plénitude sonore s’expose dès les appels des cuivres en fanfare et la réponse des cordes. D’emblée, on se laisse prendre par l’inspiration inimitable du compositeur, qui sait renouveler les leçons qu’il a retenues des grands maîtres du passé, telles la fluidité de l’écriture orchestrale évoquant Berlioz ou mobilité d’un motif au sein des pupitres, passant de l’un à l’autre, déjà à l’œuvre chez Beethoven. Après la rudesse du premier mouvement, l’Andantino se déploie avec une belle et émouvante tendresse, tandis que le Scherzo affirme une originalité irréductible. D’abord les cordes seules en pizzicato, puis bois et cuivres entonnent leur réplique, également seuls, avant une reprise où les couleurs se mélangent : un joyau d’inventivité repris en guise de bis, qui fera un peu oublier un final passablement bruyant. L’édition 2014 se referme, et son succès augure sous les meilleurs auspices le trente-cinquième festival de La Roque d’Anthéron, où, plus que jamais, les étoiles ne manqueront point de briller.