Dans cet écrin intimiste de 1100 places qu’est l’opéra de Zürich, Cecilia Bartoli y est pour ainsi dire chez elle, et il n’y a nul hasard à ce que la diva italienne réserve nombre de ses prises de rôles au premier théâtre lyrique de Suisse. Ainsi, pendant que Garnier redonne la mise en scène très léchée de Carsen, elle chante sa première Alcina sur les bords de la Limmat, dans une production confiée à l’iconoclaste Christof Loy. C’est pourtant sur un pastiche baroquisant que s’ouvre le spectacle – et ce dès le rideau en trompe-l’œil à teneur allégorique. L’île enchantée de la magicienne croqueuse d’hommes évolue en costumes d’époque tandis que le relèvement de la scène laisse découvrir cordes et tourments qui font les coulisses de ce mirage où arrive Bradamante déguisée en homme bien décidée à récupérer son amant Ruggiero auprès duquel s’est fixé Alcina – sans surprise les étrangers apparaissent en tenue de ville. Mais déparée de ses atours, c’est une femme trahie qui chante sa détresse amoureuse au milieu d’une chambre aux décors fleuris et défraîchis. Et au dernier acte, l’antique théâtre de sa magie n’est plus qu’un champ de ruines, quand ses pouvoirs et ses maléfices auront été vaincus. Christof Loy livre ici un travail subtil et intelligent, qui tire habilement parti des conventions de l’opéra baroque pour mettre en valeur la force intemporelle des sentiments.
Julie Fuchs rayonnante
D’autant que la musique de Haendel se trouve servie par un éblouissant plateau vocal. On applaudit au solide Melisso d’Erik Anstine et au vigoureux Oronte de Fabio Trümpy. Varduhi Abrahamyan imprime une remarquable virtuosité à sa Bradamante naturellement androgyne. Ruggiero au métier impeccable, Malena Ernman recueille un succès mérité. Justement couronnée par une Victoire de la musique, Julie Fuchs – venue récupérer son trophée à Aix entre deux représentations – rayonne dans le rôle de la servante Morgana, avec sa vocalité agile magnifiée par une musicalité prometteuse. Si bien entourée, la star de la soirée n’en brille que davantage. Son lamento « Ah ! moi cor », extraordinaire page d’une douzaine de minutes qu’elle avait déjà promené dans plusieurs récitals et qui constitue l’un des sommets de la soirée, révèle son art inné des contrastes psychologiques. Son Alcina hallucinée tient littéralement en haleine et Giovanni Antonini constitue un partenaire de choix pour mettre en valeur les richesses dramatiques du personnage. A la tête de l’orchestre La Scintilla, le chef italien distille un hédonisme sonore très inventif – en particulier dans le continuo.
Si Agneta Eichenholz prend le relais pour les dernières représentations, que les aficionados de la Bartoli se consolent, ils la retrouveront sous les traits de Desdémone dans l’Otello de Rossini en avril au Théâtre des Champs Elysées …dans une production venue de Zürich ! Preuve que, à rebours du dernier référendum initié par la droite populaire, la Suisse n’est jamais meilleure que lorsqu’elle s’ouvre au monde…
Par Gilles Charlassier
Alcina, Opéra de Zürich, du 26 janvier au 25 février 2014