Maman est morte quand je suis née. Comme je ne l’ai pas connue, je n’ai pas de chagrin. Je regarde parfois des photos : c’est une belle étrangère aux cheveux longs qui sourit à papa. Ses yeux sont aussi bleus que la mer, ici, à Panarea, en Sicile, où je vis avec papa qui n’a jamais voulu retourner en France. Maman est enterrée à Stromboli ; une tombe entre les hautes herbes qui cachent les fleurs que papa dépose chaque semaine. De belles roses jaunes qui respirent la mer au loin avant de se faner, laissant leurs pétales flotter dans l’eau croupie qui sent l’œuf pourri. Je tiens papa par la main et je ne ressens rien. Maman est sous terre et je n’ai du chagrin que pour les pétales de roses jaunes.
J’ai grandi trop vite sur cette île où personne ne fait vraiment attention à moi. À la réception de l’hôtel, je donne les clés et le courrier. Parfois je monte les télégrammes jusqu’aux chambres. Je n’ai pas le droit d’y entrer. Juste sonner, ou glisser le pli sous la porte. Seul Matheo m’aime bien, mais il est très vieux, et n’a plus l’âge de jouer ou de courir avec moi. Il m’offre des poupées que je cache sous mon matelas. Son uniforme est toujours impeccable, il parle plusieurs langues et tout le personnel de l’hôtel tremble quand il fait sa grosse voix. Papa vit dans sa chambre, une suite au dernier étage avec vue sur la mer où il ne se baigne jamais. Depuis que maman est morte, papa ne fait plus rien, à part boire du vin blanc et me grogner dessus. Car si maman est morte, c’est à cause de moi. Je l’ai deviné toute seule. Si je n’étais pas venue au monde, papa et maman seraient repartis vivre en France et je n’aurais pas à donner les clés à des clients qui font autant attention à moi qu’à la poussière sous un meuble. Le mercredi, Mme Agostino m’apprend l’italien, l’histoire, les mathématiques et la géographie. Cette vieille bique a une voix aiguë, qui me fait penser à un ongle griffant le tableau. Je m’applique sur mes leçons pour ne pas entendre les grognements de papa qui m’a promis un vélo pour mes dix ans si je retiens tout. Mme Agostino n’a pas d’enfant et elle n’en veut pas. Elle dit que ça coûte trop cher. Et elle regarde ma chambre comme si je ne la méritais pas. Le soir, j’aime bien m’asseoir sur la terrasse et fixer le volcan. Si j’avais une baguette magique, je le réveillerais et toute sa lave ferait disparaître notre île et moi avec. Des fois, je parle aux buses qui se posent sur la rambarde de ma terrasse. Je leur dis que je m’appelle Alice, je leur demande si elles veulent bien être mes amies. Je ne sais pas si les oiseaux ont des oreilles. Parfois la buse incline sa tête comme si elle était mon amie, mais elle s’envole aussitôt et moi, je ne sais pas voler.
Ce matin, j’ai donné deux nouvelles clés à Mme de Valère et à son fils, Solal. La 27 et 28, deux chambres communicantes. Solal s’est retourné avant de disparaître dans l’ascenseur et m’a souri. Je n’ai pas l’habitude. Matheo qui a des yeux dans sa poche m’a fait un clin d’œil et m’a dit : « Fais-t-en un ami ». En fin d’après-midi, Solal est descendu à la réception et m’a demandé si je voulais bien me promener avec lui. Matheo a dit oui avec la tête et je suis sortie avec Solal. À Panarea, il fait toujours beau. Les rues sont blanches et la chaleur écrasante. Personne ne s’y promène à part les chats. J’ai dit à Solal que nous étions des chats et cela n’a pas eu l’air de l’étonner. J’entendais nos pas sur le sol et la voix de Solal qui voulait tout connaître de moi.
— Maman est morte quand je suis née. Papa boit du vin blanc. À l’hôtel, je donne les clés et le courrier. La buse est mon amie. Matheo aussi. Voilà, tu sais tout.
— Moi, papa est mort avant ma naissance. Maman boit du champagne. Je vais à l’école Notre-Dame Saint-Roch à Paris. J’ai des tas d’amis, je t’apprendrai. Voilà, tu sais tout.
Je me suis arrêtée pour ne plus entendre nos pas. J’ai regardé Solal. Ses yeux étaient aussi bleus que ceux de maman en photo. Il portait un short et une chemise blanche trop grande pour lui, une chemise de papa. Ses cheveux étaient coupés en brosse, ses oreilles petites ; je m’étonnais qu’elles entendent quoi que ce soit.
— Comment tu sais que j’ai besoin d’amis ?
— Je l’ai su tout de suite à tes yeux. Ils sont tristes.
J’ai repris la marche. Solal a pris mes petits doigts dans les siens et je me suis laissé faire. C’était comme si je tenais le soleil par la main. Tant pis si ça me brûlait de partout. En bas de la rue, nous sommes arrivés à la plage ; nous ne pouvions aller plus loin. J’aurais aimé marcher sur l’eau avec Solal et disparaître avec lui de l’autre côté de l’horizon. Mais Solal a fait demi-tour et nous sommes retournés à l’hôtel. Le soir, j’ai dîné seule dans ma chambre, et je suis allée embrasser papa avant de me coucher. Je l’ai trouvé allongé sur le canapé, sa bouche grande ouverte, en caleçon et tee-shirt, une bouteille de vin blanc à la main, serrée comme un doudou. J’ai refermé sa bouche et attrapé la bouteille que j’ai rangée à côté des autres. Puis j’ai déposé un baiser sur son front et j’ai dit : « Bonne nuit papa ». Je me suis assise sur ma terrasse et j’ai sifflé mon amie la buse. Elle est apparue dans le noir et s’est agrippée à la rambarde. Je lui ai parlé de Solal et de son papa mort et la buse a incliné sa tête comme si elle comprenait tout. Le matin suivant, Louise de Valère, chambre 27, m’a demandé au téléphone de monter dans sa chambre. Je lui ai répondu que je n’avais pas le droit d’entrer dans les chambres des clients de l’hôtel. Matheo a fait sa grosse voix et j’ai ajouté qu’on venait de me donner l’autorisation de la rejoindre. Sa chambre était aussi grande que la mienne et donnait sur le volcan Stromboli. La maman de Solal a commandé un chocolat chaud que j’ai bu sans rien dire. Je sentais son regard sur moi, très doux, comme un papillon qui hésitait à se poser et voletait tout autour de moi.
— Solal m’a dit que tu étais une petite fille étonnante.
— Je n’ai rien d’étonnant, Madame. Ah si ! Peut-être : je parle aux buses.
— Comment ça, tu parles aux buses ?
— Ce sont mes amies, Madame.
— Appelle-moi Louise.
— Je vais essayer, Madame.
Une odeur douce montait en moi et me chatouillait les narines. Un parfum à la fois sucré et fleuri. Peut-être était-il enfermé dans un de ces flacons que j’apercevais sur la table basse. Ce pouvait être, aussi, une odeur de maman. Après tout, je n’en savais rien. La main de Mme de Valère s’est posée sur mon bras.
— Ton père accepterait-il que tu dînes avec nous ce soir ?
— Je ne sais pas, Madame. Je vais demander à Matheo.
— Pourquoi pas à ton père ?
— Parce qu’il ne sait pas me dire oui.
Et je me suis enfuie. J’ai marché longtemps sans savoir où j’allais. Je pensais à Matheo qui allait me disputer en rentrant. J’ai su en traversant toutes les ruelles de Panarea que mes pas me conduiraient au port. J’ai pris un bateau jusqu’à Stromboli et je suis allée voir maman. C’était la première fois que je m’y rendais seule. J’avais en tête le parfum obsédant de Mme de Valère, mais il s’effaçait dans ce paysage d’herbes hautes et d’eau croupie qui sentait l’œuf pourri. J’ai fermé les yeux sur quelque chose de beau, ses yeux bleus, comme ceux de Solal, et j’ai dit à voix haute : « Prends-moi dans tes bras ». Le vent s’est levé au même moment et m’a enveloppée dans son souffle tiède.
À l’hôtel, Matheo ne m’a pas disputée. Il m’a dit :
—Fais-toi belle. Mme de Valère t’attend à vingt heures. Ton père est d’accord.
Sur mon lit m’attendait un carton aussi grand que moi, avec un petit mot accroché par un bout de scotch. J’ai reconnu l’écriture de papa, toute de traviole, comme si elle buvait autant que lui. Le mot disait : « Pardonne-moi. Ton père. » Dans le carton, il y avait une robe de princesse trop belle pour moi. C’est à peine si j’osais la regarder. Quant à la toucher ! Mes mains étaient trop noires. J’ai disparu dans la salle de bain. J’ai frotté comme si je voulais disparaître sous l’eau et le savon. Une fois la robe sur moi, j’ai osé me regarder dans le miroir, derrière la porte. J’ai fait un bond en arrière. Et je me suis rendue chambre 27, pieds nus. Solal m’a ouvert la porte. J’ai vu dans ses yeux bleus que la robe lui plaisait, et mes pieds nus aussi. La table était dressée sur la terrasse, avec nappe blanche, porcelaine, argenteries et verres à pied. Je ne me souviens pas du contenu des assiettes, ni de tout ce qu’on s’est dit ce soir-là, Louise de Valère, Solal et moi. Il me semble que mon amie la buse s’est posée un instant sur la rambarde, puis elle s’est envolée, rassurée par mes nouveaux amis.
Je ferme les yeux un instant.
Le visage de Solal apparaît, avec ses yeux bleus comme ceux de maman. Il est parti avec sa mère si tôt le lendemain matin, que je ne les ai pas vus reprendre le bateau. Dans une lettre que Mme de Valère m’a laissée à la réception, j’ai appris qu’elle était la sœur de ma maman morte et que Solal, donc, était mon cousin. Et qu’à partir de maintenant, on se reverrait souvent et que papa, bien sûr, était d’accord. Le mercredi suivant, Mme Agostino n’est pas venue à l’hôtel. Papa m’a dit le jour même qu’elle ne reviendrait plus et que dorénavant ce serait lui qui me donnerait les cours. Je n’ai pas eu à m’appliquer car entendre papa me parler de mathématiques relevait de la magie. Me parler tout court. J’ai tout retenu d’un coup. Et pas une seule fois, je n’ai pensé au vélo, promis pour mes dix ans. Le soir, on a dîné dans un petit restaurant de Panarea. La première fois, avec papa. Je portais la robe de princesse. J’avais mis des ballerines pour qu’il ne grogne pas. Ma main dans la sienne, immense, avait disparu. On a commandé du poisson. Le serveur a proposé la carte des vins et papa a répondu : « Non, merci. Juste de l’eau, une grande bouteille d’eau plate, s’il-vous-plaît. » J’ai regardé au loin le volcan endormi. J’étais heureuse de ne pas avoir eu de baguette magique pour le réveiller.
La vie, enfin, peut commencer.
Peut-être même que papa acceptera de me parler de cette belle étrangère aux yeux bleus et alors, j’aurai du chagrin et ce ne sera plus pour les pétales de roses jaunes. Et je raconterai tout à mon amie la buse, en attendant le retour de Solal.
Par Gilles Paris
Dernier livre paru, Autobiographie d’une Courgette, une version augmentée et illustrée par Charles Berbérian (Etonnantissimes ! – Flammarion)