Aux portes de Montpellier se trouve le magnifique Domaine d’O, lieu de création artistique au cœur de la verdure et engagé écologiquement. Un lieu idéal pour que le roman de Stéphane Michaka, Ciseaux, relatant les rapports tumultueux que Raymond Carven connut avec son éditeur Gordon Lish, investisse les planches.
Le roman a été l’une des sensations de la rentrée de septembre. Si les relations entre auteur et éditeur n’ont jamais été simples, celles que Raymond Carver entretint avec le sien font figure d’exception, tant le travail de réécriture de celui-ci a profondément transformé le visage des nouvelles de Carver, lequel cherchait un style généreux, et qui s’est retrouvé à son corps défendant, avec son deuxième recueil Parlez-moi d’amour paru en 1981, porte-parole du minimalisme américain. Stéphane Michaka a d’ailleurs jalonné son roman de nouvelles écrites « à la Carver », refusant à la fois le pastiche et le documentaire biographique, préférant scruter, dans une authentique fiction, l’accouchement d’une écriture et les rapports complexes que celle-ci entretient avec son auteur.
Création commune plutôt qu’adaptation
Une telle matière semblait à priori bien peu théâtrale – surtout pour ce qui est des nouvelles « de » Carver. Mais c’était sans compter avec la complicité qui unit depuis plusieurs années Stéphane Michaka et Marion Coutarel. En réalité la pièce et le roman sont nés d’une fascination commune pour la figure de Carver. Ayant vite écarté l’idée pourtant fort tentante de porter l’une des nouvelles de Carver à la scène, le duo s’est penché sur une évocation du travail du nouvelliste et de son éditeur, comme dans une sorte de laboratoire où s’élabore la paradoxale alchimie du style Carver. Et les contraintes du plateau, Stéphane Michaka les connaît bien pour être avant tout dramaturge.
Le spectacle se concentre sur le jeune Carver, encore incertain de lui-même. Eclairage sur la fragilité d’un auteur novice, d’un désir d’écrivain, il s’agit aussi d’un condensé de l’Amérique des années cinquante. Pour ce faire, nul besoin de décors vintage, une scénographie aussi minimale qu’évocatrice suffit. L’on se retrouve au milieu d’ambitions naissantes et de rêves de liberté portés par la griserie de l’Amérique des Trente Glorieuses. Le monde change, devient un horizon infini, et la soif de gloire littéraire semble porter encore plus loin. Mais c’est demain, et reste aujourd’hui l’angoisse de l’impuissance, et la difficulté à vivre dans cette société où tout rêve se matérialise. Admirablement servie par la compagnie du Théâtre La Remise et les quatre interprètes (Sandrine Barciet, Isabel Oed, Sébastien Portier et Davis Stanley), cette germination du génie fait consonner hier et aujourd’hui en l’espace resserré d’à peine une heure et demie, ponctuée d’humour. Un excellent remède à la détresse contemporaine.
Par Gilles Charlassier
Ciseaux, Stéphane Michaka, Domaine d’O,Montpellier 30, 31 janvier et 1er février 2013 ; en tournée à Orléans le 19 février, et à Mauguio en septembre 2013.