Dans le prochain Vivement Dimanche qui lui est consacré, Patrick Bruel chantera au piano Vienne de Barbara. « Au bout d´une invisible chaîne, Tu me guettes et je pense, Jouant l´indifférence, Tu m´as gardé malgré moi. » Une chanson d’ amour qui en décrit tous les « allers-retours » une fois passé les premiers émois. Lequel de nous, son dernier album ne parle pas d’ autre chose; le temps qui passe, l’ éloignement sont quasiment de toutes les chansons. Bruel a vieilli, s’est marié, est devenu père et s’est séparé, avec des histoires d’amour qui semblent confirmer que celles-ci durent trois ans… Son public a vieilli lui aussi, le suivant là encore pour cet album avec plus de 300 000 disques vendus et une tournée déjà bien remplie de mai à décembre. Le rencontrer, c’est pour une journaliste-femme prendre le risque de tomber sous le charme, de le laisser prendre le contrôle irrésistiblement au fil de la conversation et ressortir en se sentant un peu plus légère car en ayant été l’objet d’une attention que l’on sent chez lui non feinte, même si elle s’est polie avec le temps. Bruel est cash, ce qui fait de lui un instinctif aussi à l’ aise avec le public qu’avec les « mains » qu’ il peut obtenir au poker. Il se révèle aussi d’une précision extrême et assez surprenante, ne laissant rien « passer ». Le bras en écharpe, son épaule tout juste opérée, c’est d’ailleurs dans les locaux tout neufs du site Internet auquel il est associé, Winamax- un superbe hôtel particulier du 7 ème arrondissement- qu’il enchaîne les interviews, assis sur un fauteuil noir, habillé de la même couleur, dans une immense pièce encore vide qui ressemble à un no man’ s land.
Vous semblez avoir un rapport au temps très difficile… C’est ce qui vous manque le plus avec cette triple casquette de chanteur, acteur et joueur de poker?
Mais j’en ai quatre en fait! Je n’ai en effet rien d’un artiste qui, de temps en temps, s’occupe de ses enfants… Maintenant, ils ne ralentissent rien, ils subliment, ils enrichissent; c ‘est juste qu’il faut intégrer les horaires vu que les miens sortent à 15 heures chaque jour… Mais lorsque je ne peux pas, j’ ai la chance d’ avoir eu une séparation idyllique donc tout est facile de ce côté là. Ils ont comme l’a dit joliment Julien Clerc une « double enfance ».
Vous qui avez dû souffrir de la séparation de vos parents, l’absence du père, avez-vous le sentiment d’ être un résilient?
J’ ai beaucoup travaillé. J’ ai eu l’ instinct de cultiver mes dons et j’ ai eu la chance que l’ on me laisse le faire. Le seul que je n’ aie pu exercer c’est comme footballeur. J’ étais peut-être voué à une carrière de professionnel mais personne dans la famille n’a voulu me laisser aller au bout. Ça a toujours été un sujet de plaisanterie avec ma mère!
Votre famille vous a donc soutenu dès le départ dans ce métier de saltimbanque qui fait si peur à d’autres?
Oui, la condition, c’était juste de se lever le matin. C’ était fondateur comme exigence. J’ ai eu la chance de bien m’ entourer même s’ il m’est arrivé de devoir gérer la folie de mon entourage. Il n’y a pas que les artistes qui pètent les plombs…
Reste que vous êtes en permanence sous le regard des autres avec à la clé, une absence totale d’impunité, de la photo qu’on vous demande à un plateau de télévision…
Pour les photos, ce qui est nouveau c’est qu’avant on m’en demandait avec un instamatic! C’était pris en quelques secondes… Maintenant avec le numérique ou les smartphones, les gens règlent, ils demandent à leur copine, ils recommencent si c’est flou et ça prend trente secondes par personne! Ce qui est vraiment intrusif, c’est lorsque les gens font la photo sans vous demander. Mais la vérité, c’ est que le jour où on ne vous en demande plus, c’est là que ça doit faire bizarre. Maintenant quand, il y a un mois, un magazine a titré sur un éclat que j’avais eu, j’ai trouvé ça vraiment injuste, moi qui, depuis trente ans, fais attention à tout le monde sur un plateau; il a suffi que je me prenne la tête avec quelqu’un qui en plus avait fait une immense connerie pour que je me retrouve en couverture. On a le droit de s’ engueuler, non? Je trouve ça très sain moi, je n’ ai pas envie de garder les choses, d’ avoir mal au ventre! J’ ai suffisamment de stress à gérer.
Mais c’est vrai que l’ on ne peut pas tout avoir; Coluche, qui m’ avait croisé au début de ma carrière dans un bar où j’ étais un peu déprimé par je ne sais trop quelle égratignure, m’ avait dit : « Tu ne voudrais pas qu’ ils t’aiment en plus ! ». Les choses changent cependant, la preuve avec les César et cette nomination.
Vous savez que vous n’ avez aucune chance face à Jean-Louis Trintignant? Cinq nominations, son dernier rôle et en plus quel rôle dans ce magnifique film Amour…
Je suis d’accord avec vous. Il ne faudrait pourtant pas que l’on ait le sentiment qu’on lui donne pour sa carrière, laquelle est extraordinaire bien sûr. Mais ce qu’ il fait dans le film est incroyable, digne d’ être montré dans tous les cours de comédie comme une leçon de simplicité, d’ évidence de jeu. Jérémie Renier est, lui aussi, impressionnant dans Cloclo, Vincent Lindon également dans Quelques Heures de printemps .
Dans le livre d’entretiens avec Claude Askolovitch, Bruel sorti l’an dernier, vous vous êtes peu livré contrairement à Lindon dans son très bel Empreintes de Thierry Demaizière ? Vous n’acceptez que de le faire dans vos chansons?
J’ ai vu ce portrait bouleversant, j’ ai même appelé Vincent pour le lui dire. Avec Claude, le moment était très difficile pour lui, cela m’ a touché quand on a fait ce livre au point qu’il devienne mon ami. Il n’ a jamais abordé le sujet des femmes car il ne le pouvait pas à l’époque; moi-même, je ne voulais pas non plus trop y aller à cause d’une histoire compliquée que je vivais alors. Mais je crois surtout que nous n’aurions pas dû confondre les genres. Soit c’était une biographie et on partait sur un truc traditionnel où je me raconte, soit on faisait une conversation sur un sujet, mais pas sur une vie. Il y avait plein de thèmes qui m’ auraient tenté alors que là on est parti dans tous les sens… A la relecture, j’ ai ajouté beaucoup de choses et j’ ai aussi enlevé un truc pour ne pas blesser.
Voilà ce que n’ a pas fait Johnny avec votre ex femme, Amanda Sthers…
Mais c’ est ridicule ce que l’on dit sur ce livre, c’ est un livre magnifique. C’ est exactement pour ça que je n’avais pas dans le mien laissé ce petit passage qui aurait vampirisé le livre. On ne parle que de Cloclo , de Sardou, d’ Adeline parce qu’il y a quelques mots qui peuvent faire le buzz…!
Vous dites de toutes les façons beaucoup de vous dans vos chansons notamment avec cet album en étant vous, contrairement à lui, auteur-compositeur…
L’ écriture de vos textes se passe comment?
Péniblement. La dernière méthode, la bonne, c’ est de vraiment s’ y mettre. Il y a eu un déclic en septembre, alors que quatre, cinq chansons n’étaient pas finies. Pour She’ s gone, je ne trouvais pas le texte en français. J’ ai eu du mal comme pour la chanson sur la prison que j’ai finie en sortant après une présentation du Prénom dans un centre pénitentiaire. Dans Où es-tu, il fallait prendre un angle pour décrire cet éloignement. C’ est un des thèmes de l’ album. Le père est presque partout mais pas aussi directement que dans le précédent.
Le cinéma c’est pour ne plus être celui sur lequel tout repose?
Je suis comme un capitaine de bateau dans mon métier de chanteur; c’est donc toujours une excellente thérapie que d’ aller se mettre au service des autres. Reste qu’au cinéma, il est très difficile d’ optimiser la petite part qui est la vôtre. Il faut être très concentré sur son rôle, surtout quand on ne travaille pas en continuité, avec peu de temps pour répéter. Pour Le Prénom, on n’avait pas besoin d’ouvrir le scénario, j’ avais toutes les solutions à ma portée avec 245 jours pour les essayer! J’ ai beaucoup appris sur le plateau notamment l’ importance de savoir son texte à ce point . On est libre de tout alors! Libre de se fondre dans le « non-jeu » et d’essayer d’approcher l’excellence d’ un Al Pacino qui m’a donné envie d’ aller vers ce métier comme Dustin Hoffman ou Robert de Niro. En France, ce sont les films de Sautet qui m’ont donné le désir d’être acteur. J’aurais tellement aimé être un des personnages de ses films! Z de Costa-Gavras aussi avec Trintignant dans ce rôle de juge . Je suis très fier d’ être nommé dans la même catégorie que lui…
Jules Berry, Sacha Guitry sont aussi de vrais modèles. J’ ai revu tous ses films en préparant Le Prénom.
Comment ce rôle est-il arrivé? Il vous ressemble beaucoup, non?
Mais non, ce n’ est pas vraiment moi! C’ est mon travail qui fait que l’on croit que c’ est moi mais je ne ressemble pas à ce personnage même si j’ ai quelques points communs avec lui. Je suis quand même loin du mec de droite un peu réac qui ne pense qu’ au pognon ; je suis plus proche du fils d’ instit que joue Charles Berling… En revanche, si l’on vient me chercher sur le fond alors que pour faire une blague je fais une faute de forme comme dans le film et comme ça m’ est arrivé dans la vie, là je peux être comme mon personnage-carrément violent!
Après Le Limier, j’ ai refusé beaucoup de pièces mais je faisais pas mal de lecture- j’ adore ça. Le théâtre est totalement jubilatoire pour moi, et finalement plus facile que le cinéma de par cette continuité dans le jeu, cette possibilité chaque soir de rectifier, c’ est un luxe absolu. C’est le hasard qui s’est invité dans cette aventure: j’ étais dans le bureau de Bernard Murat, directeur du Théâtre Edouard VII et j’ ai vu sur la pile Le Prénom qu’ il n’ avait pas encore lu. J’ ai trouvé le titre amusant, je l’ai pris pour le lire et au bout d’ un quart d’ heure, je l’ai appelé en lui disant: « cette pièce-là, on la fait..! »
Vous définissez-vous encore comme un artiste engagé?
Etre engagé c’est avant tout savoir que ce que l’on fait ne va pas plaire à tout le monde. Je suis concerné par tout ce qui m’entoure, j’en parle avec, parfois, des micros devant moi. Aujourd’ hui le moindre mot pèse avec cette certitude que l’ on ne veut retenir qu’une phrase de vous – « la phrase ».
Il me parle alors de Bourdin ou Christophe Barbier qu’ il consomme à hautes doses, dès le matin en accompagnant ses enfants à l’ école, lesquels préféreraient à Europe 1 ou RTL, écouter Coldplay…
Sur cette dernière élection vous avez été très discret…
Une jeune femme arrive alors dans cet immense pièce vide pour lui dire que le rendez-vous suivant est arrivé, « c’ est qu’ aujourd’ hui, je ne sais même pas ce que je fais » lui répond-il. « Je suis content, je dis oui, mais c’ est qui? » Puis de rajouter qu’il aimerait aller goûter avec ses enfants « même si ce n’ est pas ma semaine »…
Le poker, c’est pour quoi?
C’est un hobby. Mon grand-père disait que j’ avais le “sens” des cartes. J’ aime les jeux de stratégie, ceux où il y a un libre arbitre. Les jeux strictement de hasard m’ emmerdent. Au lycée ça faisait de l’ argent de poche, à la fac, plus encore et de fil en aiguille, j’ai découvert le poker de compétition. Ce qui me plaît dans ce jeu, c’ est la gestion du temps, des masses, la relation analytique ; cela peut se faire aussi sur Internet car ce que vous avez besoin de savoir du partenaire, c’ est la vitesse à laquelle il mise, ses relances, le nombre de fois où il relance, le temps qu’ il prend à le faire. Si en plus je vois sa carotide, son visage, son “body langage” -c’ est mieux, bien sûr. Aujourd’ hui, comme je suis actionnaire de Winamax, je ne peux plus vraiment jouer sur Internet et puis je n’ ai pas trop le temps en ce moment.
Cela influe-t’il sur votre rapport à l’argent?
L’argent a toujours été pour moi un outil d’ indépendance; il permet de faire des choses- surtout de partager. Mon argent a été je pense bien gagné, en travaillant beaucoup, en en faisant profiter plein de gens autour de moi et en étant content de payer des impôts. Les gens n’ont retenu que 75 % de taxation mais certaines personnes se retrouvent à 97 %! A un moment donné, où est la motivation? Comme je vous l’ai dit, moi, je reste en France mais il faut absolument remotiver tous ceux qui sont tentés de partir . Que ce soient ceux qui ont du pognon ou pire encore ceux qui ont des idées et des projets qui pourraient rapporter beaucoup à notre pays.
Il n’y aura donc pas de photos de Patrick Bruel, récupérées par une autre « grande démocratie » à l’image de la Russie de Poutine qu’a encensée, passeport à la clé, Gérard Depardieu. Non, lui reste dans ce pays qui lui a offert beaucoup depuis son arrivée d’ Algérie encore enfant. Et veut aujourd’ hui, y voir grandir les siens ou ceux de ses fans qui le suivent depuis 1989 et son Alors regarde– sans désertion. Question de fidélité, mais sans doute plus encore d’une certaine forme d’honnêteté. De celle qui fait durer et passer la cinquantaine avec ce qui ressemble fort à de la sérénité…
Par Laetitia Monsacré
Après Hallyday dans le film Jean Philippe, voilà Bruel dans She’s gone– autodérision rafraichissante et très réussie