Il y a quelques jours, Little Yue Yue (prononcez Little yué yué), une petite fille de deux ans est morte de ses blessures. Renversée successivement par deux chauffards dans un marché du Guangdong, elle est laissée pour morte au milieu de la rue par des passants aveugles et aveuglés. Il faudra un long moment avant qu’une migrante sans hukou (permis local de résidence) la sorte du chemin, ensanglantée, les os brisés, au seuil de la mort.
Une caméra de surveillance enregistre la scène, cette trop longue scène ou l’on voit l’histoire d’une vie disparaître sous nos yeux dans l’indifférence générale.
Les images de cet accident ont fait le tour de Chine et de nombreux médias étrangers ont relayé avec un juste sentiment d’horreur ce «fait divers». Plusieurs amies, occidentales, m’ont dit ne pas vouloir visionner la vidéo de l’événement qui circule sur le web. A juste titre car elle est difficilement supportable pour qui a des enfants ou simplement garde un tant soit peu d’amour pour le genre humain.
Pourtant, en discutant avec elles, je me suis rendu compte qu’il fallait sortir du fait divers et regarder ce drame comme une peinture chinoise, c’est-à-dire avec des entrées différentes suivant le point de vue que l’on prend à l’intérieur du tableau.
Reprenons cette vidéo en mots, cela sera plus facile pour tout le monde.
Au début de la bande capturée par la caméra de surveillance (en Chine, comme dans de nombreux pays occidentaux, nous sommes souvent filmés sans le savoir) on voit une petite fille un peu perdue se faire renverser par une camionnette qui ne roule pas bien vite. Le chauffeur marque un temps. Toujours au volant, il prend conscience de la situation, l’enfant blessé sous son châssis. Il regarde dans son rétroviseur, voit l’enfant, le sang, l’absence de témoin. Le moteur en route, il pèse le pour et le contre. On peut presque entendre ce qui se passe dans son esprit dans cette fraction de seconde ou un destin se joue. Ignorant l’existence de la caméra, il enclenche la première.
Je ne sais ce qui m’a été le plus difficile à voir, la petite fille se faire renverser ou le chauffeur démarrer et sciemment repasser avec ses roues arrière sur le corps de l’enfant.
Ces images et les suivantes ont fait le tour de la Chine et ont suscité des millions de posts sur les sites de micro-blogs car, hélas, cette scène va continuer à nous montrer en plan fixe le portrait sans fard d’une société sans repères.
Little Yue Yue git au milieu de la rue. Quelques passants à pied, en vélo, scooter, tricycle et autres véhicules de livraison la contournent, puis, une seconde camionnette lui roule à nouveau dessus. Little Yue Yue, entourée de commerces et d’activité, est laissée à elle-même. Sa mère, dans un pressing quelques mètres plus loin, ignore encore le drame qui va changer sa vie pour toujours. Il faudra attendre le passage de dix-huit indifférents, de dix-huit «coeurs froids» comme les ont dénommé les netizens chinois, pour que l’enfant soit secouru par Chen xianmei, 56 ans, qui collectait comme chaque jour après son travail dans un restaurant des déchets recyclables qu’elle revend pour assurer son quotidien. Ce n’est certainement pas un hasard si la main secourable dans cette triste histoire fut celle d’une migrante qui n’avait pas beaucoup plus à offrir que ses valeurs de vie.
Dans les jours qui suivent son admission à l’hôpital, personne ne sait si la petite va survivre. L’ensemble de la Chine est alors à son chevet car, circulant de téléphone en téléphone, de forum en forum, ce «fait divers» provoque un mini-raz de marée d’expression populaire. A l’annonce de son décès, un million huit cent mille personnes font immédiatement part de leur colère, de leur chagrin et de leurs condoléances par micro-blogs interposés. Car, un des faits les plus marquants de ces dernières années en Chine est certainement l’apparition d’une vox mobuli -car tout passe désormais par le téléphone mobile-,en place et lieu de cette vox populi, qui était ici bien plus censurable… C’est ainsi à travers leurs voix, à travers l’expression immédiate de ces millions d’individus que l’on comprend que cet incident n’est pas un simple fait divers mais bien plus la triste résultante d’une conjonction de facteurs sociaux, politiques, économiques et culturels.
L’argent n’achète pas tout
Les posts, les dépêches et les témoignages des chauffards eux-mêmes nous apprennent beaucoup. Écoutons le premier chauffard raconter l’incident lors d’une interview qu’il donna à la Télévision du Guangdong. Il raconte qu’il est en phase de séparation avec sa copine et que, lorsqu’il roula sur Little Yue Yue, il était au téléphone. Jusque là, malheureusement, rien que de très banal. C’est la suite qui devient éclairante. Avec une franchise toute déroutante pour un esprit occidental il explique que « s’il a décidé de continuer à rouler sur Little Yue Yue (voir plus haut l’hésitation), c’est que la petite-morte- il n’aurait eu à payer que 10 000 ou 20 000 yuans (1100/2200 euros) comme compensation aux parents, mais, que si elle survivait, il aurait du subvenir à ses frais médicaux jusqu’à la fin de sa vie… » Le calcul est simple, un regard à droite, un regard a gauche, sans témoin visible, il s’enfuit. Repoussant les limites imaginables de l’insensibilité, il va aller, alors que la petite est encore entre la vie et la mort, jusqu’à appeler son père pour lui demander combien d’argent il veut pour compenser la vie de sa fille…
Une phrase m’a prise aux tripes et restera longtemps gravée dans ma mémoire, une phrase simple que le père énonce avec pudeur lorsqu’il est interviewé à l’hôpital par des médias locaux. Aux journalistes qui le questionne sur les suites judiciaires à donner il répond le coeur noué : tout ce que je veux, c’est que ma petite fille m’appelle papa à nouveau.
Revenons aux réactions des passants ou plutôt à leur absence de réaction. Il est clair pour la majorité d’entre eux qu’ils ont conscience de ce qui arrive. La vidéo montre des véhicules la contourner et certains piétons, sans aucune équivoque possible, tournent la tête vers elle avec autant de pathos que s’ils regardaient un chien écrasé. Au vu de la vidéo, on se pose raisonnablement la question de leur humanité. Est ce que ces personnes viennent d’une autre planète ou est-ce-que secrètement le Parti communiste chinois a réussi à créer une nouvelle espèce mutante à qui l’on aurait greffé à la place du coeur un congélateur dernier cri empli du dernier transfert de technologie ?
Le risque de porter assistance
La réalité est hélas bien plus prosaïque. En 2006 dans la ville de Nanjing, ancienne capitale impériale tristement célèbre pour le massacre de ses habitants pendant l’occupation japonaise, un jugement condamne Peng Yu, un jeune homme de 26 ans venu au secours d’une vieille dame tombée dans la rue.
En deux mots, le jeune homme, un bon petit gars bien élevé, vient en aide à une vieille dame qui était tombée en essayant d’attraper son bus. Celle-ci, reprenant ses esprits à l’hôpital et apprenant qu’elle aurait à payer une opération pour sa hanche, décide de faire un peu de profit et accuse le jeune homme de l’avoir poussé. Aussi ubuesque que cela puisse paraître, le juge condamne le bon samaritain à payer 40% des frais chirurgicaux avec cet argument léonin digne de Lewis Caroll (je condense) :
« Si vous n’aviez rien à vous reprocher, vous n’auriez pas agi ainsi -comprendre secourir la vieille dame et rester à l’hôpital pour voir si elle allait bien. » On peut se demander si le juge venait de sortir d’un banquet trop arrosé avec ses fellow-fonctionnaires ou si son esprit était incapable de considérer comme plausible la possibilité d’ un acte civique dénué d’une quelconque recherche d’intérêt.
De très nombreux posts ont invoqué cette décision pour expliquer l’attitude des passants. Un sondage réalisé online par Phoenix-TV (chaîne basée à Hong-Kong et diffusée aussi en Chine) révèle que sur 20 000 sondés, seulement 7% déclarent qu’il s’arrêteraient sur la route pour porter secours, plus de 45% déclarent qu’ils fermeraient les yeux, et 43% qu’ils aideraient seulement en présence d’une caméra.
Plusieurs évènements impliquant ce que l’on appellerait ici la non-assistance à personne en danger ont marqué depuis l’opinion chinoise. S’ajoutant aux divers scandales qui ont remué l’opinion chinoise dernièrement, certains se posent la légitime question «Comment en sommes-nous arrivés là ?», d’autres pointent la disparition des valeurs chinoises (traditionnelles, confucianistes ou communistes) au profit d’un individualisme sans coeur pour expliquer cet état terrifiant de leur société.
Pourtant les choses, comme d’habitude dans un pays aussi peuplé et complexe que la Chine, ne sont peut être pas aussi simples que cela…
Nous verrons prochainement dans la suite de ce billet comment Chen Xianmei, la collectrice de déchets, est devenue un exemple national, nous essayerons de comprendre à l’aide des notions de lignée, de famille, d’ancêtres et de cercles rapprochés, ces comportements qui nous apparaissent si étrangers. Nous verrons également comment le gouvernement va utiliser, à ses risques et périls, ce drame pour justifier un serrage de vis attendu de la vox mobuli. ….
A suivre…