Fait suffisamment rare pour être noté dans vos agendas bien à l’avance, Drumming, oeuvre clef de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker, reprend la route dans sa version originale après quatorze ans d’absence. Créée en 1998 à partir de l’oeuvre éponyme de Steve Reich, Drumming est, avec Fase en 1982 et Rain en 2001, un des grands classiques de cette chorégraphe musicophage qui sait comme personne créer, autant pour le néophyte que pour l’amateur averti, des spectacles empreints d’une vigoureuse et touchante poésie à partir d’oeuvres quasi- mathématiques.
Le compositeur et la danseuse
Drumming est construit sur une oeuvre que le compositeur New-Yorkais Steve Reich composa en 1971 après un voyage de recherches musicales au Ghana. Comme son nom l’indique, les «drums», les percussions, sont au centre de cette partition envoûtante jouée d’une seule traite sur scène par l’ensemble Ictus qui accompagne régulièrement la chorégraphe depuis la création de sa compagnie. Drumming est la dernière oeuvre de la période minimaliste de Reich. C’est pendant cette période qu’il développa la technique du phasing, technique qui transforme un motif musical en oeuvre achevée, à partir de sa répétition, du décalage des silences et de ses accentuations.
«Les musiciens décalent les unissons par d’insensibles accélérations, produisant de la sorte une infinité de canons miroitants» écrit dans la présentation du spectacle Jean-Luc Plouvier, musicien et directeur artistique d’Ictus. La musique de Drumming naît ainsi d’une infime phrase musicale que Reich va déployer en phases, mêlant, alternant, détournant, bongos, marimbas, glockenspiels, voix, sifflets et picollo. Cette maîtrise, cette clarté d’écriture est soutenue par un cadre rythmique qui soutient l’ensemble même s’il est en constant mouvement.
Autant que la musique elle même, c’est cette démarche où de la répétition du même naît la différence, qui semble nourrir Anne Teresa de Keersmaeker. Elle n’illustre pas la musique de Reich, elle s’en approprie le matériau et l’esprit pour l’intégrer, comme un élément participatif et néanmoins autonome, à la création de son espace chorégraphique, à l’expression de son univers d’artiste.
L’espace et le temps
Le temps est le domaine de la musique, l’espace est celui du danseur. Pour répondre à la structure de Reich, De Keersmaeker va construire sa chorégraphie à partir de la répétition d’une phrase dansée de 2 minutes qu’elle va développer, interpréter et décliner en 8 spirales qui vont tour à tour s’étendre, se multiplier, se réduire et se refermer. C’est ainsi que cette phase de danse va s’exprimer par l’équivalent scénique de l’intervalle musical, c’est-à-dire par les variations de distance, d’amplitude et de nombre de danseurs à y participer (solo, duo, trio, groupe). Ces variations vont ainsi produire, à partir d’un même enchaînement, autant de formes que de directions différentes, de points de fuite comme le souligne la chorégraphe dans son entretien avec Plouvier sur le site de Monnaie. Entraînés par la rythmique des tambours, les mouvements des danseurs semblent participer ainsi à la musique comme une sorte de contrepoint corporel.
Un, deux trois, nous
La scène est souvent occupée par des phrases simultanées qui n’ont pas forcement d’autres fonctions que celles de former, un peu comme dans la réalité, un champ occupé de multiples trajectoires. Espace commun, espace intime, moment où l’on danse seul, moment où l’on danse à deux, à plusieurs, tous ensemble… De Keersmaeker joue à la perfection de ces temps où l’individu change de rôle en fonction de sa position dans le temps commun.
Lorsque les danseurs quittent pour un temps l’espace de danse, fatigués par une chorégraphie qui leur demande mémorisation, effort intense et fluidité, ils se positionnent sur les côtés de la scène, certains assis, d’autres debout, tous visibles. Comme nous, ils regardent leurs amis danser, avec la même nonchalante attention qu’ils ont certainement pendant les répétitions… L’espace de la danse semble donc être délimité au fond par les musiciens, sur les côtés par les danseurs, et, pour clore le carré, par nous, le public. L’image est amusante car ce pourrait être une analogie parfaite de la disposition d’une cérémonie tribale… Après tout, Reich ne revenait-il pas d’Afrique lorsqu’il écrivit Drumming ?
Chaque élément, pris dans son ensemble comme dans ses détails les plus infimes (chevilles, mains, torses, port de têtes, trajectoires, costumes, éclairages…) semble avoir été ouvragé dans ses moindres rouages avec la précision d’un horloger suisse, l’intransigeance d’un maître de ballet de la cour de Russie et le plaisir manifeste de tous les participants à interpréter une oeuvre de cette qualité. Plaisir, joie des sens et de l’intellect, il est certain que si certaines oeuvres créées il y a des années ont pris un coup de vieux, ce n’est vraiment pas le cas de celle-ci. Il y a des pièces que l’on oublie, il y a des oeuvres que l’on emporte avec soi. Drumming en fait partie.
Par Matthieu EmmanueL
Au Kaiitheatre jusqu’ au 29 avril 2012
On peut saluer au passage les danseurs de la compagnie Rosas et les musiciens de l’ensemble Ictus pour la qualité de leur interprétation ainsi qu’à Brigitte Lefevre qui insista l’année dernière pour faire rentrer Rain au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. On peut également remercier ces vénérables institutions qui, en ces temps de restrictions budgétaires, ont eu le courage de financer cette reprise.
Les liens
Les crédits et la présentation de Drumming sur le site de Rosas : ici
Les vidéos :
- Fase (1982) ou De Keersmaeker danse en miroir avec son alterego Michelle de Mey sur une musique de Reich en s’accompagnant de trois ombres portées : ici
- Rosas Danst Rosas (1997), quand le mouvement se fait musique : ici
- et juste pour le plaisir : Achterland (1990) : ici
Actualité Livre
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