Si la création de Foniadakis par le Ballet du Grand-Théâtre de Genève était la raison de notre week-end suisse – nous l’avions même annoncée dans The Pariser à l’occasion des vœux – il aurait été regrettable de manquer d’entendre la veille l’une des plus grandes basses du moment, René Pape. Ses incarnations wagnériennes s’inscrivent déjà dans la légende – Marke, Wotan… Après vingt ans d’absence sur la scène du Grand-Théâtre, il revient ce 3 février pour un récital de lieder.
Les conditions climatiques se montrent bien rudes ce soir- 15 ° en dessous de zéro-, nous rappelle le directeur Tobias Richter, monté sur la scène, de quoi laisser au chanteur allemand un peu de temps pour se réchauffer la voix avec le début du concert différé d’une dizaine de minutes, permettant au passage aux derniers spectateurs de prendre place sous le plafond étoilé de la place De Neuve. Mais à vrai dire, la solide constitution de René Pape semble imperméable aux rigueurs de l’hiver. Dès les pages de Schubert qui ouvrent la soirée, sa technique impeccable ne subit aucune faiblesse, et il réussit d’emblée le délicat exercice pour un chanteur d’opéra à se glisser dans la sensibilité intimiste de l’univers du lied. Chaque pièce est un monde en soi qu’il effeuille avec une intelligence admirable. Les trois premières sont tirées du Chant du cygne, recueil posthume d’un compositeur déjà atteint par la maladie – on reconnaît entre autres l’élégiaque Sérénade ou le grondement de la colère d’Atlas. Suivent ensuite trois sonnets de Michel-Ange mis en musique par Hugo Wolf, héritier d’une tradition romantique et contemporain de Mahler. René Pape en dévoile avec finesse la versatilité expressive. On revient à Schubert pour conclure la première partie de ce récital avec un florilège de pages les plus connues, telles Petite rose sur la lande ou Prométhée, sur des poèmes de Goethe.
Un pianiste hélas trop en retrait
Après l’entracte, c’est l’un des sommets de la littérature qui nous est proposé : les Dichterliebe (Les Amours du poète), que Schumann a composés sur les poésies de Heine. Le cycle de seize mélodies fonctionne comme une sorte de kaléidoscope des sentiments qui se succèdent au long d’une histoire contrariée, de son éclosion au renoncement. La juxtaposition d’impressions contrastées et la grande fébrilité affective font le charme inimitable de ce recueil bouleversant. René Pape y insuffle une sensibilité remarquable, aussi sincère dans la juvénilité primesautière que l’inquiétude et la mélancolie, usant de la large palette expressive de son onctueuse voix de basse. La qualité de l’accompagnement au piano s’avère ici essentielle, Schumann lui confiant un rôle d’éclairage, parfois à contre-jour, de ce que chante le texte, lui donnant une richesse et une subtilité uniques. Si le jeu pâle de Camillo Radicke soutient discrètement dans Schubert et Wolf, le manque évident de préparation pénalise les Dichterliebe, limitant le dialogue entre les deux protagonistes. En ponctuant trop explicitement chacun des morceaux, il retient les amarres de l’histoire, à laquelle on aurait aimé s’abandonner.
Glory, un hymne à la danse
C’est le lendemain, samedi 4 février que l’art chorégraphique est mis à l’honneur. Rendez-vous est pris, donc, au Bâtiment des Forces Motrices, ancienne usine hydroélectrique sise sur le Rhône reconvertie en salle de spectacle, écrin idéal pour la danse. Glory est un hymne à la danse, qui pousse la virtuosité des interprètes dans ses derniers retranchements. Andonis Foniadakis a imaginée cette nouvelle chorégraphie spécialement pour le Ballet du Grand-Théâtre de Genève, le seul à ses yeux à même de satisfaire ses exigences techniques. D’une durée d’une heure, sans entracte, Glory enchaîne vingt-trois numéros sur des musiques d’Haendel, compilées par Julien Tarride, lequel a aussi arrangé les transitions entre les morceaux, baignées d’un halo électroacoustique plutôt sobre. Le choix opéré parmi les concerti grossi et le Dixit Dominus, œuvre de la jeunesse romaine du compositeur, s’avère heureux, même si l’on peut regretter une chute sur le trop célèbre Ombra mai fut, tiré de Serse – après un Hallelujah un peu plus dépouillé qu’escompté. La conclusion apaisée semble rappeler l’humilité de notre humaine condition, avec un corps de ballet tout de chair vêtu, pendant que la soliste en noir s’abîme dans l’aveuglante clarté.
Une créativité baroque et débridée
Si la dramaturgie peut laisser perplexe, on ne peut, en revanche, que se laisser emporter par la générosité de l’inspiration du chorégraphe grec. Le premier ensemble, sur le chœur final du Dixit Dominus, Gloria Patri, démontre une profusion gestuelle époustouflante, comme une multiplication d’offrandes ou de prières avec ces paumes levées vers les cieux, au risque d’une certaine redondance dans la section fuguée du morceau. Mais l’excès est sans nul doute l’une des caractéristiques du baroque, et cela Foniadakis l’a bien compris. Cela n’empêche nullement cependant des duos ou des trios rêveurs de s’immiscer dans ce flux chorégraphique ininterrompu. Et c’est tout autant l’émouvante scénographie que l’on ne peut manquer d’admirer – ainsi de ces figures qui se détachent telles des ombres chinoises sur la blancheur du fond de scène. Le travail sur la lumière, se concentre sur la pureté cinématographique des couleurs – beaucoup de noir – pour atteindre une expressivité essentielle, dénuée de tout superfétatoire.
A défaut de trouver une intelligibilité au propos de Foniadakis, on se laisse emporter par la magie de sa maîtrise et de sa créativité débridée pour en ressortir ébloui, et c’est l’essentiel.
Par Gilles Moîné-Charrassier
Glory, du 4 au 12 février 2012 au Bâtiment des Forces Motrices, Genève