Nébil Karoui, le patron de Nessma TV, la « télé du Grand Maghreb », a été inculpé en 2011 à Tunis pour « atteinte aux valeurs sacrées » après avoir diffusé l’an dernier le film Persépolis, ce dessin animé de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi sorti en France en juin 2007. Le verdict est attendu en avril, ce qui sera le premier procès politique après la chute de Ben Ali. Inquiet pour la Tunisie mais pas pour autant résigné, il veut croire au « modèle » tunisien. «La clé, c’est l’alternance !« , dit-t-il, mais « les islamistes au pouvoir vont-t-ils y rester 23 ans comme Ben Ali ? ». Au-delà de la vague religieuse et révolutionnaire, le défi à Tunis reste économique : « Il y a un risque d’insurrection sociale, de révolte, on ne veut pas que nos jeunes partent se « clochardiser » en Europe !» . The Pariser l’a, en exclusivité, rencontré.
Quel est l’enjeu de votre procès?
C’est un ballon d’essai pour tester le degré de mobilisation des démocrates et des défenseurs des libertés et un test pour la région puisque la Tunisie influence aujourd’hui tout le monde arabe. Pour moi, cela a été un choc. On a été au tribunal parce qu’on a programmé un film qui avait pourtant reçu le visa de l’état tunisien pour être projeté en salle de cinéma et dont la version en dialecte tunisien a été financée par le ministère de la Femme en Tunisie et par ONU femme. J’étais triste de voir les terroristes et les voyous qui ont pénétré chez moi et détruit ma maison être relâchés, alors que moi, j’étais trainé devant le juge! Je suis perplexe devant le nombre d’avocats qui ont porté plainte -près de 500, et surtout devant la plainte collective « spontanée » qui a réuni 160 000 personnes! Imaginez le travail pour rassembler ces signatures : sacrée organisation… Avec le temps, j’ai repensé au film des événements: nous avons été victimes d’une organisation très bien rodée qui a imprimé des millions de tracts et d’affiches contre nous, utilisé la télé et la radio. Avec des dizaines de militants arrivés en bus de toutes les villes avec des banderoles affichant les mêmes slogans.
Quelle organisation ou parti en Tunisie est capable d’annoncer le « vendredi de la colère contre Nébil Karoui et NessmaTV »?
Ça a été utilisé contre Moubarak en Egypte, Ali Abdallah saleh au Yémen et Bachar El Assad en Syrie… et contre moi et ma chaîne de télé en Tunisie. Je ne pensais pas être aussi important. Si je suis condamné le 23 janvier c’est la liberté d’expression et de création qui sera condamnée à travers moi. Plus personne ne va bouger du Maroc à l’Egypte. Si je suis acquitté, la liberté va bénéficier d’une période de rémission, les gens, les artistes vont avoir du courage pour se battre. Je suis au centre d’un combat qui me dépasse. Je ne voudrais pas être le bouc émissaire et c’est pour ca que j’espère qu’il y aura le 23 une grande mobilisation nationale et internationale: au-delà de mon cas, ce sont les principes qui vont régir les prochains régimes politiques d’Afrique du Nord et du Monde Arabe qui sont en jeu!
Revenons sur les élections du 23 octobre dernier, le premier scrutin de l’après révolution: quel souvenir en gardez-vous?
Celui d’une kermesse, d’une incroyable fête. On a vu des familles entières aller voter, des gens venus de partout… Moi, j’ai attendu trois heures, mais ça été trois heures de plaisir. J’ai 48 ans, et c’est la première fois de ma vie que je votais. Imaginez un peu ce que ça peut signifier! C’est extraordinaire!
Le jour du scrutin il y avait un immense espoir et en même temps une grande inquiétude. Maintenant on connaît le résultat: une victoire incontestée du mouvement Ennahda, un parti islamique conservateur. Votre réaction?
Quand vous dites une grande anxiété, ça dépend pour qui. Les gens qui ont voté Ennahda avaient beaucoup d’espoir. Aujourd’hui, il va falloir qu’on change un peu notre langage, notre manière de voir: on est un pays qui a voté. La Tunisie et l’exception tunisienne n’existent plus. Elle était là depuis le temps de Bourguiba. Est-ce que c’est un raz-de-marée, est-ce que ça confirme une tendance lourde de la société en Tunisie? Ou est-ce conjoncturel, comme en 1981, quand les socialistes sont arrivés au pouvoir en France? Si tel est le cas, c’est un vote-sanction, vote repoussoir d’une certaine société, parce qu’après tout Ben Ali revendiquait le modernisme et l’exception tunisienne. Il était tellement honni lui et son système… Peut-être que ça a été la réaction du Tunisien, qui a voulu dire: « Moi je n’en veux pas de ce modernisme, de cette exception tunisienne. Moi je suis arabo-musulman, fier de l’être et je vais maintenant le faire savoir! »
Vous ne vous attendiez pas à un tel succès des islamistes?
Non, ça a été un choc pour dix millions de Tunisiens. Parce que même ceux qui ont gagné, dans leurs rêves les plus fous, ils ne pensaient pas que la victoire serait aussi écrasante. Ca a été un choc pour tout le monde. Je vais vous dire où est la clé. Quand vous êtes Européen ou Américain, quand vous gagnez aux élections, vous ne gagnez pas pour la vie. Quand vous perdez, vous ne perdez pas pour la vie. L’angoisse aujourd’hui, c’est que nous nous n’avons pas de culture d’alternance. Tous ceux qui se sont assis sur le trône y sont restés un minimum de 23 ou 24 ans. Est-ce que ceux qui arrivent aujourd’hui vont gouverner aussi longtemps? Ou n’est-ce qu’une péripétie dans la vie de la Tunisie démocratique? Si l’on dit qu’on est un pays démocratique, les gens qui vont diriger le pays vont peut-être réussir à le sortir de la crise et du marasme et seront plébiscités lors des prochaines élections, ou ils ne vont pas réussir et seront sanctionnés, et d’autres viendront… Moi je suis très content que les Islamistes soient au pouvoir, avec le parti Ennahda, parce que c’est le jeu démocratique qu’ils ont remporté.
Peut-il y avoir, comme le disent les dirigeants du partis Ennahda, une version moderne de l’islam en Tunisie, « à la turque », qui permette la démocratie? Peut-on faire confiance aux islamistes pour mettre en place une Tunisie moderne, avec un Etat laïc?
Ils n’arrêtent pas de se demander pourquoi on leur fait des procès d’intention. Je ne leur fais pas de procès d’intention. Je suis optimiste, parce qu’on a été le premier pays arabe à se doter d’une constitution, le premier à abolir l’esclavage, le premier à donner le droit de vote aux femmes, le premier qui a permis l’avortement, etc. Pourquoi voulez-vous que je ne croie pas à une exception tunisienne? Ce pays a fait la révolution, c’est comme si on avait pris un menu, et qu’on avait commandé une révolution « toutes options ». Le dictateur s’en va et ne se fait pas massacrer, comme on l’a vu chez nos voisins. On retient sa famille (les voleurs). Les médias sont libres. Il y a une espèce de paix, la Tunisie fonctionne, il y a de l’électricité, du gaz, le tourisme. Au prix de moins de 300 morts, c’est beaucoup mais c’est incomparablement moins qu’en Egypte ou en Lybie… Peut-être qu’on aura les islamistes les plus modérés du monde, parce qu’on baigne dans cette Méditerranée extraordinaire, qu’on est près de l’Europe, que nos intérêts c’est d’avoir une société équilibrée… »Why not »?
Vous avez défrayé la chronique en diffusant « Persepolis » quelques jours avant les élections. Etait-ce une erreur?
Non. On avait des sondages, deux semaines avant Persépolis, ils donnaient exactement les résultats d’aujourd’hui. Nous connaissions la situation. Nous avons fait notre boulot. Si je devais rediffuser Persépolis cent fois, je le rediffuserais cent fois. Tous les tunisiens se posaient cette question: si un parti islamique gagne, est-ce qu’on va prendre la voie turque ou la voie iranienne? On a diffusé le film et ensuite on a fait comme « Les Dossiers de l’écran » d’Armand Jamot, un débat auquel participaient des gens de toutes obédiences, y compris islamiste : la conclusion était que ce qui s’est passé en Iran ne pouvait absolument pas se passer en Tunisie, parce que c’est une autre civilisation, un autre pays. Je ne vois pas où on a pêché…
Vous me dites: « Je le rediffuserais cent fois! », mais vous avez présenté des excuses…
Oui, j’ai présenté des excuses, parce qu’on était confronté à deux événements ou à deux niveaux de lecture différente. Le premier était un niveau de lecture où je n’aurais peut-être jamais présenté mes excuses puisqu’on parlait de choses rationnelles, de crises médiatiques ou politiques… On parlait de liberté, de mon droit à programmer un film. Mais quand j’ai vu l’ampleur de la manipulation dont a été « victime » la population tunisienne… on avait des gens qui sortaient dans la rue. Quand on leur demandait pourquoi ils étaient là, ils disaient: « Parce que Karoui de Nessma TV est l’ennemi de Dieu, et qu’il veut détruire Dieu ou détruire l’islam »... Des gens qui n’avaient ni vu le film, ni vu la séquence, à qui on avait seulement parlé dans une mosquée ou à qui on a distribué un tract où on disait que nous étions l’ennemi de Dieu… J’ai vu que nous allions basculer dans une situation à la Salman Rushdie et les caricatures danoises!
Vous vous êtes senti dans la peau de Salman Rushdie?
Oui… J’ai eu l’impression que ma famille et tous les gens qui travaillaient pour moi, nous étions comme des coptes en Egypte. Quand mon père va dans une mosquée et qu’il entend les gens me maudire, qu’il faut me crever les yeux et me couper la langue avant de me tuer, il y a de quoi se sentir harcelé, dans sa religion et son propre pays, et mis en cause comme si l’on était une minorité alors que nous ne le sommes pas du tout. Nous sommes bien intégrés. Nous sommes des Tunisiens, musulmans, pratiquants. Quand tout ce délire va retomber, je ne crois pas que nous revivrons en Tunisie quelque chose d’aussi violent.
Pourtant vous êtes musulman!
Je suis musulman! Je suis musulman sunnite, pratiquant. Mais je suis très moderniste et partisan d’un Etat laïc et moderne. Quand un journal danois publie des caricatures du Prophète, on brûle les usines de yoghourts danoises en Arabie Saoudite, quelle est la logique? J’ai eu peur qu’il y ait un drame, qu’il y ait des morts, parce qu’il y avait des émeutes dans la rue. Imaginez quelle aurait été ma situation ou la situation de Nessma et du pays s’il y avait eu des morts? Effectivement, j’ai présenté mes excuses parce que j’ai vu que j’avais blessé beaucoup de gens, qui pensaient que j’avais fait exprès de les blesser dans leur croyance. Je me suis excusé et je crois que quelque part, maintenant avec le recul, j’ai bien fait, parce que ça a calmé beaucoup de gens…
Est-ce qu’ils se sont rapprochés de vous ou pas?
Non, non, non.
Et ils viennent sur Nessma TV?
Non.
Est-ce que vous, personnellement, vous vous sentez menacé dans cette nouvelle Tunisie au pouvoir islamiste?
Oui… C’est une sensation nouvelle pour moi parce qu’on a eu maille à partir avec le régime de Ben Ali plusieurs fois. Mais, jamais je n’ai eu peur pour mes enfants ou ma femme, ni pour mon intégrité physique. Je pensais que je pouvais aller en prison ou qu’on pouvait, passez-moi l’expression, « me casser la gueule ». C’était les méthodes de Ben Ali. Mais jamais je n’aurais cru que dans mon pays, j’aurais pu avoir peur de me faire tuer, assassiner. Et aujourd’hui, je ne peux sortir dans la rue, je ne peux pas aller prendre un café… sans avoir peur de me faire agresser, que ce soit par le citoyen lambda qui dit que je suis l’ennemi d’Allah, qui n’a même pas vu le film, qui n’a pas vu l’extrait, qui ne sait même pas pourquoi, mais à qui on a dit que j’étais l’ennemi de la religion, de l’islam et d’Allah! Et surtout peur d’un acte isolé d’un extrémiste. Je me balade avec des gardes du corps, mes enfants vont à l’école avec des gardes du corps, et je surveille toujours mon téléphone. Quand ma femme m’appelle ou quand on m’appelle de la maison, je suis inquiet. C’est très stressant. J’espère que les nouveaux dirigeants de la Tunisie vont faire en sorte que ce stress ou cette terreur cessent, pour qu’on puisse rester vivre dans notre pays. Je n’ai pas du tout l’intention de le quitter, de vider les lieux ou d’aller faire un journal ou une télé d’opposition à l’extérieur. Je suis chez moi, je suis content, j’accepte le verdict des urnes et je vais travailler selon mes convictions. Si la Tunisie que vont construire les nouveaux dirigeants ne me correspond pas, je serai dans mon rôle d’opposant, je suis un Tunisien majeur, qui après 23 ans de silence n’acceptera pas de se taire et donnera toujours son avis même s’il est minoritaire.
Par Ulysse Gosset