Douée d’une postérité remarquablement féconde, la nouvelle de Thomas Mann, Mort à Venise, a inspiré Visconti, mais également un ballet de John Neumeier, ainsi qu’un opéra de Benjamin Britten, ce dernier étant d’ailleurs presque contemporain de l’œuvre du cinéaste italien; l’on raconte ainsi que le compositeur anglais ne voulait pas voir le film avant d’achever sa partition, afin de ne pas se laisser influencer… Avec l’adaptation de Myfanwy Piper, l’ouvrage suit assez fidèlement l’intrigue originelle, et fait généreusement appel à une sorte de récitatif pour la narration, soutenue par les sonorités exotiques du gamelan quand paraît Tadzio, tandis qu’il réserve par ailleurs des passages plus lyriques, compensant cette esthétique plus austère que l’on retrouve aussi dans Curlew River par exemple – présenté à Lyon ce printemps dans le mini-festival Britten.
Une élégante illustration
Pour sa première madrilène au Teatro Real, l’œuvre revêt les habits aussi sobres qu’élégants de la production de Willy Decker. Le sol d’un noir immaculé reflète, à s’y méprendre, les lumières comme reflets de l’eau, élément naturel de la lagune – penché sur le parapet, la main de l’adolescent polonais caresse les scintillements liquides sur un délicat fond d’évocation sonore baigné de calme. Dessinés par Wolfgang Gussmann, les décors ne s’égarent jamais en dehors d’une certaine distinction – grandes fenêtres de l’hôtel, promenade balnéaire, même la domesticité ou le vieux dandy importunant Aschenbach à son arrivée affichent une allure presque trop lisse. Sans doute ce parti-pris très plastique et un rien consensuel atténue-t-il ce que pourrait avoir de provocant les vidéos entre gris et sépia, où se projettent sur grand écran les désirs de l’écrivain, embrassant les lèvres de son jeune amant – et il n’est d’ailleurs pas certain que cette littéralité restitue exactement l’esprit de Thomas Mann. La beauté de l’illustration n’en oublie pas les références intellectuelles, entre autres à la psychanalyse, et réserve d’admirables tableaux symboliques.
On n’en manquera pas au demeurant d’applaudir la performance des artistes, à commencer par le Gustav von Aschenbach de John Daszak, très sollicité tant aux confins du parler où s’exposent les entrelacs de ses velléités et de ses remords que dans un registre plus élégiaque, où il fait preuve d’une indéniable présence. Tributaire de huit rôles, comme à la création en 1973 – du voyageur à la voix de Dionysos, en passant par le directeur de l’hôtel ou le barbier –, Leigh Melrose démontre une remarquable virtuosité de caméléon. Dans la fourmillante galerie de personnages, on retiendra bien entendu le Tadzio mimé – Tomasz Borczyk en alternance avec Alejandro Pau selon les représentations, ainsi qu’une chorégraphie plutôt apollinienne réglée par Athol Farmer et où se distingue le double d’Aschenbach. A la tête de l’orchestre du Teatro Real, Alejo Pérez s’attache à dégager la subtilité et la finesse de la partition. Ainsi élégamment emballée, elle n’a pas échappé au public madrilène.
Gilles Charlassier
Death in Venice, Teatro Real, Madrid, jusqu’au 23 décembre 2014