Troisième sous la direction de Lucia Ronchetti, la 67e Biennale de musique de Venise offre un condensé de la création sonore digitale qui complète le panorama thématique initiée en 2021 par la compositrice italienne, après une première année autour de l’écriture vocale a cappella et une deuxième axée sur les formes de théâtre musical qui ne sont pas de l’opéra. « La question des musiques électroacoustiques prend un relief particulier dans un contexte de fond sonore ininterrompu et d’écoute permanente – le casque permet de s’abstraire de cette contrainte, mais pas des algorithmes orientant le contenu qui va nous être proposé. A une époque où l’accès aux moyens de production de musique amplifiée – un ordinateur et des haut-parleurs – est plus universel, en particulier dans les pays en voie de développement, que celui à un orchestre », Lucia Ronchetti souhaitait « présenter l’évolution de la figure du compositeur face à ces nouvelles habitudes, et mettre en avant la diversité de la nouvelle génération. Si l’idée d’installation sonore a été initiée par Xenakis, qui était également architecte, l’électroacoustique permet de renouveler les formes du concert, dans le temps et l’espace, avec des interactions avec le public, immergé au cœur de la matière sonore. »
Brian Eno, Lion d’Or de la 67e Biennale
De ce champ au carrefour des genres, Brian Eno fut l’un des pionniers. C’est ainsi que le Lion d’or de la 67e Biennale lui a été décerné, couronnement d’une carrière enjambant les clivages usuels entre tradition savante et musique populaire – il a produit David Bowie et joué dans le groupe de rock Roxy Music, mais aussi, en imaginant l’ambient music, expérimenté des formes nouvelles d’écriture, marqué par un minimalisme original. Sa nouvelle tournée, avec le Baltic Sea Philharmonic, Ships, pour solistes et orchestre amplifié, qui enrichit, avec des compositions plus anciennes, un album sorti en 2016, l’illustre en primeur à Venise la veille de la cérémonie, samedi 21 octobre, dans la grande salle de La Fenice. Dirigeant debout, au milieu des musiciens dans une rupture avec la traditionnelle prééminence hiérarchique du chef, Krystian Järvi laisse se fondre les timbres de l’orchestre en un aplat élargi et amplifié, quasi hypnotique, de boucles harmoniques rehaussées, au gré des morceaux, par les accents légèrement rocailleux de Brian Eno, ou ceux de Peter Serafinowicz, ainsi que les solos de la vocaliste Melanie Pappenheim, des guitares de Leo Abrahams et des claviers de Peter Chilvers. En écho au concert, l’installation de Gary Hustwit et Brendan Dawes à l’Arsenale, épicentre de la Biennale, réinventent les archives de Brian Eno dans une installation visuelle Nothing can ever be the same, avec des réplications d’effigies à la manière de planche à billets, des effets de négatifs argentiques et des écrans d’attente de l’époque de la télévision analogique.
Une création sonore engagée
L’enracinement dans les problématiques sociales et politiques de la création sonore digitale s’affirme jeudi 19 octobre au Teatro Piccolo avec Interviews of silence : tribune Congo mapping. Dans cette installation, David Shongo part de témoignages de femmes congolaises, dont la condition est soumise au pillage des ressources du pays. Le traitement de ce sujet grave n’interdit pas l’humour quand le compositeur-performeur interroge, en vain, ChatGPT sur les solutions à apporter au conflit dans son pays. Le contenu documentaire est ensuite mixé en un magma électroacoustique. Cette seconde partie de la proposition, transformant le flux médiatique en objet esthétique, constitue sa véritable part créatrice et engagée. L’autre pièce du diptyque, A conversation between a partially educated parrot and a machine d’Estelle Schorpp préfère une forme d’archéologie technique. Diffusés sur un gramophone, dans une atmosphère tamisée qui concentre l’attention sur le son, les premiers enregistrements de chants d’oiseaux au tournant des années 1900 sont retravaillés pour recréer une mélodie ornithologique haute fidélité, débarrassée des parasites d’archives, en une sorte d’extase décantée. Dans le cadre du même programme Digital sound horizons, Brigitta Muntendorf fait embarquer, dimanche 22 octobre, dans une création immersive au Teatro alle Tese avec ses espaces modulaires. Orbit – a war series met en avant les abus sexuels sur le corps des femmes pendant les guerres. Cette forme d’oratorio pour clones vocaux et diffusion audio en 3D immerge le public dans une stroboscopie sonore et lumineuse. Là encore, c’est la transsubstantiation esthétique qui révèle la force politique de cette création : la juxtaposition de la révolte des Iraniennes et des régressions conservatrices – quant aux lois sur l’avortement – en Pologne et aux Etats-Unis constitue un des moments fort de polyphonie digitale dans un parcours électroacoustique à la dramaturgie habile et efficace. La facilité de certaines insertions dans les six sets de la soirée DJ en partenariat avec Sonic Acts du vendredi 20 octobres, se révèlent plus anecdotiques – on retiendra d’abord les différents visages de la pulsation électro. En dehors de l’Arsenale, la spatialisation est aussi à l’oeuvre à la basilique San Pietro di Castello dans l’après-midi de ce même vendredi, l’organiste Kali Malone propose, avec Trinity Form, une plongée extatique ponctuée par le violoncelle de Lucy Railton et la guitare avec archet électronique de Stephen O’Malley, qui se détachent discrètement au détour de boucles rappelant le travail de Scelsi. Cette texture étale au pouls ralenti complète ainsi le panorama de l’expérience sonore proposée par cette 67e Biennale intitulée Micro-Music.
Par Gilles Charlassier
67e Biennale de Venise, du 16 au 29 octobre 2023, concerts du 19 au 22 octobre 2023