Depuis 1881, le Boston Symphony Orchestra, qui a connu dix-sept directeurs musicaux, parmi lesquels des légendes comme Serge Koussevitzky ou Charles Munch, est la figure de proue de la vie musicale de la capitale du Massachussets, et le deuxième plus ancien, après le New York Philharmonic, des Big Five. Mais le Symphony Hall, considéré comme l’une des meilleures salles au monde, accueille aussi un cadet fondé par Benjamin Zander en 1979, et dont il est toujours le maestro, avec une saison de quatre concerts complétée par trois autres confiés au Boston Youth Philharmonic Orchestra, le pendant junior qui offre à des étudiants leurs premiers pas de musiciens d’orchestre, dans une ouverture pédagogique qui est aussi celle de la formation vis-à-vis de son public.
Avec la Neuvième Symphonie de Beethoven, donnée également au Carnegie Hall deux jours plus tard, c’est une icône du répertoire à laquelle il n’est certes plus guère besoin d’être introduit. Pour autant, les grandes œuvres sont celles qui gardent toujours la possibilité de surprendre, ou de rappeler certains détails que l’habitude émousse. D’une durée ramassée d’à peine plus d’une heure, que certains rapprochent de celle de Toscanini, l’interprétation se fait un peu le disciple du maître italien, qui s’attachait à rendre audibles les différentes strates des partitions qu’il dirigeait. Dès les premières esquisses mélodiques de l’Allegro ma non troppo augural s’entend la précision dans la définition du phrasé, jusque dans la vitalité d’enchaînements qui en condensent la dynamique, à l’instar d’une coda récapitulant la dialectique du mouvement. Cet élan se retrouve dans un Molto vivace alerte sinon nerveux, marquée par cette même tension vers l’avant, que les ultimes mesures ramassent en un motif qui peut rappeler l’écrasement des dernières notes du finale par Furtwängler. Si l’Adagio offre une parenthèse plus élégiaque, elle ne s’alanguit jamais pour autant, et la fluidité du discours ne se relâche pas dans le finale où le quatuor de solistes – Liv Redpath, Ashley Dixon, Nicholas Phan et Alfred Walker – est renforcé par les effectifs du Chorus Pro Musica et du Marsh Chapel Choir de l’Université de Boston, dans une progression irrésistible vers la conclusion triomphante qui fait vibrer l’ensemble du Symphony Hall. La Neuvième et l’Hymne à la joie ne sauraient laisser indifférent, et Benjamin Zander et ses musiciens le démontrent brillamment.
Awakenings, la médecine à l’opéra
Le lendemain, le Huntington Theatre, de l’autre côté de l’avenue Huntington, accueille une nouvelle production de l’Odyssey Opera, qui est d’ailleurs le premier spectacle lyrique dans la salle depuis la pandémie. Basé sur le récit éponyme que le docteur Oliver Sacks consacrait en 1973 au traitement de patients atteints d’encéphalite léthargique, qui avait déjà été adapté au cinéma par Penny Marshall en 1990 avec entre autres Robin Williams et Robert De Niro, Awakenings de Tobias Picker retrace le destin de ces rescapés d’une épidémie qui avait frappé entre 1915 et 1926 et du neurologue britannique qui a essayé de les sortir de leur torpeur grâce à des doses massives de dopa. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un livre de Sacks, figure singulière dans la littérature d’inspiration médicale, est porté à la scène : Michael Nyman avait écrit son premier opéra L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau sur un recueil de textes homonyme de l’écrivain.
Commandé par l’Opéra de Saint-Louis qui l’a créé en 2022, l’ouvrage de Tobias Picker s’appuie sur les qualités narratives du livret d’Aryeh Lev Stollmann, mêlant le réveil des facultés cognitives et de la sensibilité des patients et le parcours du médecin. La première partie est portée par l’espoir de ce retour à la vie, et le succès des expériences de Sacks, qui vainc les résistances de la direction de l’hôpital du Bronx où il officie. Mais ces promesses feront long feu, et le ressac, après une fête dans l’établissement, remettront en question le protocole et la confiance de l’institution, en même temps qu’elle feront ressurgir les souffrances de la rupture familiale lorsque les parents ont appris l’homosexualité du jeune Oliver, signant l’impossible réveil de ses sentiments. Epousant les émotions dévoilées par le texte, la musique, assume un éclectisme à l’expressivité aussi immédiate que délicate, qui évolue vers une ambivalence modale au fur et à mesure que les épreuves et la mélancolie teintent le drame, au diapason d’une orientation vers une habile ouverture dramaturgique.
La mise en scène de James Robinson s’attache à la même vérité des affects, et restitue toute la palette des tensions et des conflits dont l’histoire est tissée. Sous les lumières de Christopher Ostrom, les décors d’Allen Moyer campent sans pudeur ni complaisance le confinement d’un asile, tandis que les vidéos de Greg Emetaz ajoutent quelques palimpsestes théâtraux efficaces. Dans cette première sur la côte est, on retiendra l’incarnation du docteur Sacks par Jarrett Porter, dont il fait vivre les enthousiasmes scientifiques, les troubles intimes et l’engagement bienveillant envers ses patients. Parmi ces derniers se distinguent Adrienne Danrich en Miriam, la Rose de Joyce El-Khoury ou encore le Leonard d’Andrew Morstein, veillé par sa mère Iris, dévolue à Katharine Goeldner. L’autorité brutale du docteur Podnsap, condensée par Keith Kelin, contraste avec la tendresse et l’admiration éperdue de l’infirmier Rodriguez, confié à César Delgado. Le choeur de la compagnie contribue à la force lyrique d’une partition défendue par Gil Rose et le Boston Modern Orchestra Project, qui confirme que l’opéra, comme le cinéma, est capable de porter des histoires fortes.
Par Gilles Charlassier
Symphonie n°9, Boston Philharmonic, 24 février 2023 ; Awakenings, Odyssey Opera, Boston, 25 février 2023.